Anna Caterina Antonacci, mémorable Médée au Grand-Théâtre de Genève

Xl_medee_gen_c_gtg_magali_dougados-0593 © Magali Dougados

Avant toute chose, ce qui subjugue dans cette Médée de Marc-Antoine Charpentier, opéra-phare du baroque français du XVIIème siècle, c’est la force dramatique d’une œuvre où les splendeurs de l’écriture musicale se combinent avec une évidence totale au texte réellement exceptionnel de Thomas Corneille (frère cadet de Pierre). Certes, librettiste et musicien ne montrent pas dans Médée la même parfaite maîtrise des ficelles du genre que le tandem Quinault-Lully, mais c’est au bénéfice d’une conception théâtrale beaucoup plus brutale, approfondie, et pour tout dire plus proche de nous. Sans pour autant renier l’esthétique de la tragédie lyrique, les deux hommes ont élaboré une version du mythe qui nous parvient, au-delà du temps, avec une puissance et une violence intactes. Médée, bouleversante dans sa double dimension humaine et surnaturelle, brûle littéralement la scène, contient de plus en plus difficilement les puissances occultes qu’elle détient, se trouvant comme poussée à la vengeance par une nécessité absolue lorsque la trahison de Jason se fait évidente et sans retour. Il ne lui reste plus qu’à anéantir ceux qui ont cru pouvoir se moquer d’elle, jusqu’à sacrifier les enfants que le héros était indigne de lui donner. Charpentier a mis en musique pas à pas cette progression infernale, de la douleur de la femme trahie jusqu’à l’explosion simultanée de sa colère et de son pouvoir enfin reconquis.

Etrennée à l’English National Opera en 2013 (donc en langue anglaise et sur instruments modernes…), cette production réglée par le prolifique homme de théâtre écossais David McVicar retrouve fort heureusement la langue originale du livret à Genève. Il transpose l’intrigue en Angleterre pendant la Seconde guerre mondiale, dans une magnifique Mansion, réquisitionnée pour servir de QG à l’armée britannique. La rivalité entre Jason et Oronte est respectée, les deux hommes appartenant à deux forces armées opposées, la Marine pour l’un et la Royal Air Force pour l’autre, Créon étant bien évidemment le général en chef dont les deux rivaux cherchent la faveur. McVicar parsème les cinq actes de trouvailles, telle, au II, l’arrivée sur scène de Cupidon aux commandes d’un avion, tandis qu’en contrebas s’exécute un incroyable numéro de Music-Hall (chorégraphies de Lynne Page) offert par des performers endiablés. Changement radical de ton au III, où les choses se corsent, avec la fureur de Médée qui invoque alors les puissances infernales : elles se mettent à sortir du sous-sol, zombies de toutes sortes, aussi effrayants les uns que les autres. Nous ne manquerons pas de saluer également les somptueux éclairages, tout de poésie, de Paule Constable, qu’accompagnent les costumes pleins de créativité de Bunny Christie, le tout cimenté par une direction d’acteurs au cordeau comme nous y a habitués McVicar…

C’est peu dire que sur le plateau du Grand-Théâtre de Genève, l’interprétation musicale se montre largement à la hauteur, la Médée de la cantatrice italienne Anna Caterina Antonacci épousant chaque contour psychologique du personnage avec un investissement vocal et scénique qui lui a valu une incroyable ovation au moment des saluts. Beauté d’une voix mordorée et sombre à la fois, assurance de la technique, perfection de la diction, musicalité, assorties d’un naturel confondant, sa Médée devient un monstre bouleversant, qui nous touche en plein cœur par la logique et la vérité implacables qu’il exprime : elle restera à jamais une mémorable Médée. Si son chant manque parfois de virilité, Cyril Auvity n’en campe pas moins un Jason convaincant, pourvu d’un timbre dont la séduction passe au service du mensonge et de la veulerie. La Créuse de la soprano anglaise Keri Fuge est tout autant à sa place, avec une voix bien projetée, pleine de charme et de fraîcheur, et un jeu scénique tout de grâce et de juvénilité. Le Créon de Sir Willard White s’avère lui aussi remarquable, roi immoral et magouilleur auquel la basse britannico-jamaïcaine prête l’autorité et la profondeur de sa voix, ainsi que son sens du théâtre, mais la diction de notre idiome s’avère en revanche perfectible. Le baryton franco-britannique Charles Rice rend justice à Oronte, avec son magnifique timbre viril, par ailleurs seul personnage (hormis Médée) de quelque réelle noblesse dans cette affaire. Les seconds rôles sont excellemment tenus, avec une mention particulière pour la Nérine d’Alexandra Dobos-Rodriguez, la Jalouise de Jérémie Schütz ou encore la Cléone de Magali Léger.

Saluons enfin la magnifique direction musicale du chef argentin Leonardo Garcia Alarcon, régulièrement invité sur la scène du Grand-Théâtre avec son ensemble franco-suisse la Capella Mediterranea. Sans aucune baisse d’intensité au cours des trois heures de musique, il tire de sa formidable phalange des couleurs et des impulsions redonnant à la partition de Charpentier une dynamique littéralement inouïe.

Emmanuel Andrieu

Médée de Marc-Antoine Charpentier au Grand-Théâtre de Genève, jusqu’au 11 mai 2019

Crédit photographique © Magali Dougados

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