Opera Incognita se jette à l'eau sans perdre pied

Xl_opera-incognita2 © DR

Le collectif Opera Incognita est de retour au Müllersches Volksbad de Munich avec une toute nouvelle production. Ce joyau architectural de l’époque Art Nouveau correspond tout à fait à la devise de cette troupe artistique qui entend jouer des opéras qui sortent de l’ordinaire, dans des ambiances qui sortent de l’ordinaire, avec des mises en scène qui sortent de l’ordinaire. Les œuvres que l’on y joue doivent représenter un défi scénique et musical aussi bien pour un public averti que pour un public amateur. Grâce à leur longue et étroite collaboration, Andreas Wiedermann, metteur en scène, et Ernst Bartmann, chef d’orchestre, compositeur et musicien de musique sacrée, savent faire jaillir des œuvres impressionnantes et toujours aussi créatives, exécutées de façon si expressive et convaincante par une talentueuse équipe engagée de jeunes musiciens et chanteurs.
Et les salles de spectacle atypiques retenues par le collectif viennent encore renforcer cette agréable atmosphère. Le bouche-à-oreille fonctionne, l’information s’est vite répandue au cours des dernières années et ces spectacles qui enrichissent la vie culturelle font désormais l’objet d’un fort engouement. On s’arrache les billets qui restent comptés du fait de la taille des salles de spectacle. Ainsi en est-il de la production actuelle.

Les bains publics Art nouveau se transforment en thermes antiques et salle de spectacle de la Rome antique hédoniste. Deux opéras britanniques de différentes époques mais à caractère historique s’associent pour créer un pur et simple chef d’œuvre. D’une part l’opéra Didon & Énée d’Henry Purcell nous décrit la tragédie romantique issue de la mythologie grecque où se retrouvent la malheureuse Didon, reine de Carthage, et Énée, prince de Troie échoué. Ici le prince doit remplir une mission pour les dieux et sacrifier par la même son amour pour Didon qui en est alors bouleversée de chagrin. D’autre part, le Viol de Lucrèce de Benjamin Britten se consacre à la chaste et vertueuse Lucrèce qui, violée par le jaloux prince de Rome, Tarquin le Superbe, finira par se suicider, rongée de honte. Le destin de ces deux femmes alimente cette création lyrique et s’entremêle de façon si artistique dans cette mise en scène que l’aspect en devient même harmonieux et la musique nous touche émotionnellement. Le Viol de Lucrèce ouvre le spectacle et les deux narrateurs plongent le public dans l’histoire. Les Étrusques ont pris Rome sous la direction de Tarquin le Superbe. Collatinus, un de ses généraux, et Lucrèce organisent un banquet en l’honneur du jeune Tarquin, son fils et prince de Rome. En son honneur, on déclame un jeu chanté pour Enée, le fondateur de Rome, et son amour pour Didon. C’est là que commence l’opéra d’Henry Purcell. Didon, reine de Carthage parle de son amour pour Énée avec ses amies près des rambardes du bassin richement ornées. En prenant la fuite, Énée se retrouve échoué sur les côtes et est forcé par les dieux de l’abandonner bien qu’il éprouve les mêmes sentiments pour Didon. L’eau joue un grand rôle dans cette histoire et dans ces bains publics du Volksbad, il y en a à foison. Les murs sont érigés très hauts vers le dôme savamment orné, et réfléchissent harmonieusement les ondulations des vagues. On joue, on nage, on saute et surtout on chante sur la galerie, autour du bassin et dans le bassin.

Opera Incognita

Dans cette production, les jeunes musiciens sont mis à l’épreuve mais le contexte inhabituel semble leur donner des ailes. C’est également dû au public pressé sur deux étroites rangées de chaises jusqu’au bord de l’eau. Aussi bien pour le public que pour ces jeunes musiciens, il s’agit ici d’une expérience nouvelle avec un certain je-ne-sais-quoi comme souvent lors des productions d’Opera Incognita. Une fois la dernière larme d’adieu versée par Didon, nous repartons pour la cour romaine de Britten. La musique des deux géants britanniques s’enchaîne comme un engrenage bien huilé. Tel un recitativo, le parlé-chanté du narrateur fait son effet et s’ancre dans la tradition baroque. Il enveloppe d’une main de maître polyphonie et dissonances de mélodies simples. Vous ne trouverez pas de puissance dans cette musique. Mais des allusions subtiles décrivent de façon variée les crimes commis. Le combat farouche et mouvementé ainsi que le viol au milieu des eaux semblent sans issue. Et là encore Purcell revient sur le devant de la scène pour voir Lucrèce et Didon se rejoindre dans la mort. Le jeune ensemble vocal et le chœur modeste mais aux voix fortes captivent le public pendant près de trois heures.

Frauke Mayer a déjà participé à des productions d’Opera Incognita par le passé. Elle insuffle ici la vie aux deux héroïnes grâce à sa voix pure et claire de Mezzo qui sait faire montre à la fois de puissance et d’angulosité mais aussi de colorature sûre et douce. Vanessa Fasoli et Franziska Zwink savent impressionner dans leurs différents rôles grâce à des voix jeunes, dotées de tant de nuances et techniquement impressionnantes. Herfinnur Arnjabal incarne Énée et Junius de sa voix chaude de baryton. Ernst Bartmann dirige le tout depuis son pupitre. Le petit orchestre plein d’assurance se rapproche aussi bien de la musique baroque que de la musique contemporaine dans les conditions acoustiques qui lui sont offertes. Pour ceux assis à la tribune, le son remplit la salle sans aucun écho maladroit ou surcharge acoustique. Le tempo lent est ici délibéré et n’en altère pas la tension pour autant à laquelle le public répond par des applaudissements retentissants. Ils confirment et encouragent à poursuivre ce concept intelligent de mises en scène qui sortent de l’ordinaire.

traduction libre de la chronique allemande d'Helmut Pitsch
(Munich)

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading