Le récital d’Ildar Abdrazakov conquiert La Scala

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Ildar Abdrazakov a tout pour lui : une voix somptueuse, une technique solide comme le roc, une musicalité raffinée et un don pour la narration grâce auquel il donne vie à la musique et au texte. Mais à Milan, le talent de la basse Ildar Abdrazakov est connu depuis longtemps – le chanteur est régulièrement présent dans des productions lyriques depuis près de vingt ans. La grande révélation de ce récital à La Scala est en réalité la mise en lumière de son incroyable polyvalence.

À Milan, Ildar Abdrazakov a toujours été naturellement associé à Verdi. Il a récemment offert une performance exceptionnelle dans Ernani, la nouvelle production de La Scala, et incarnera prochainement le rôle-titre d’Attila, qui ouvrira la prochaine saison de la maison milanaise à la date traditionnelle du 7 décembre – sans doute l’événement le plus important du calendrier de l’opéra italien –, un enjeu considérable pour Abdrazakov. Non seulement tous les yeux du monde de l’opéra seront tournés vers Milan, mais les très exigeants loggionisti de La Scala, notoirement connus pour leur jugement impitoyable, seront aux aguets. Idéalement placé entre Ernani et Attila, le récital d’Abdrazakov était donc une chance unique de passer la célèbre basse à la loupe.

Dès le début de la soirée, une classe incroyable émane de la scène. Le « Caro mio ben » de Giordani installe l’intimité d’un salon de musique plutôt qu’une ouverture en grande pompe, Ildar Abdrazakov produit un legato chaleureux avec des lignes nuancées aux formes délicates. Il utilise cette œuvre simple pour mettre en valeur une technique impressionnante, optant pour une audacieuse interprétation des lignes « Il tuo fedel sospira ognor, cessa crudel tanto rigor » et abaissant le volume jusqu’à ce que le son se dissipe dans les airs sur la note aiguë pianissimo qui clôt l’avant-dernière phrase (un effet impressionnant qu’il réalise plus d’une fois lors de ce récital). Ildar Abdrazakov fait ensuite vivre l’aria « Pietà, Signore » d’Alessandro Stradella avec tout le drame et les contrastes en clair-obscur d’un tableau du Caravage, chantant d’abord dans un sottovoce frémissant se muant progressivement en une évocation flamboyante de l’enfer. Noble et robuste, Ildar Abdrazakov a toujours été l’incarnation de la prestance, quelle que soit la fougue de son interprétation.

À ses côtés, l’accompagnatrice Mzia Bachtouridze se révèle sensible et discrète, soutenant consciencieusement son partenaire sur scène – avant de se faire très timide lorsqu’il la salue au moment des applaudissements. Ildar Abdrazakov, en revanche, n’a pas besoin d’encouragements. Les Drei Gesänge (D902) de Schubert sont des œuvres brillantes, conçues pour étinceler : la basse emplit « L'incanto degli occhi » d’un émerveillement d’enfant, avant de déclencher un torrent de texte éblouissant dans « Il traditor deluso » (un travail qui rappelle la théâtralité de « Die Erlkönig ») et de chanter « Il modo di prender moglie » avec une étincelle complice au fond des yeux. Dans les œuvres françaises qui suivent, soutenues par la performance de Mzia Bachtouridze, la volupté s’intensifie et Ildar Abdrazakov est tout simplement irrésistible. L’« Élégie » de Massenet fait écho à une déception et une décadence très fin de siècle, les vers de Louis Gallet résonnent délicieusement par la voix de la basse et le duo évoque le suave « Après un rêve » de Fauré dans des tons pastel délicats. La partie française se termine en beauté, la basse envoyant un tourbillon de ferveur romantique à la salle dans « Fleur jetée ».

La seconde moitié de ce concert se composait d’une sélection variée de friandises russes rarement entendues. La version de Kabalevskij du Sonnet 8 (op.52 n.7) de Shakespeare, dans lequel une musique harmonieuse métaphorise le bonheur familial, se révèle une œuvre somptueuse, tandis que celui de Chostakovich dans le Sonnet 66 du poète (op. 62 n.5), évoque un voyageur fatigué de la vie qui piétine lourdement...

Ildar Abdrazakov utilise ces quelques œuvres pour démontrer qu’il est aussi doué que n’importe quel idiome russe pur-sang (la version entraînante de Sviridov de « Pod'ezzhaya pod izhory » de Pouchkine, et celle provocante du film « MacPherson's Farewell » de Robert Burns, op. 62 n.3). Mais il fait également preuve d’introspection – supplication tremblante et chuchotée – avec « Séparation » de Suite on Verses of Michelangelo Buonarroti de ChostakovitchLa voix somptueuse d’Ildar Abdrazakov aurait sûrement été à la hauteur de la célèbre quatrième des six romances de Rachmaninov (op. 4). Au lieu de cela, il a interprété les numéros 2 et 3, plus rares, alternant deux des 12 romances du même compositeur (op. 14). Nous étions enchanté d’entendre la basse nous offrir toute la passion de la dernière note de la septième des douze. L’ondulant printemps de « Vesennie vody », l’avant-dernière des douze romances, clôture sa prestation. Mais Ildar Abdrazakov ne s’arrête pas là : il assure pas moins de quatre rappels. Voici une basse apparemment capable de tout chanter. Cette année, le battage médiatique autour de la soirée d’ouverture de La Scala est doublement justifié.

traduction libre de la chronique de James Imam
(Milan, 5 novembre 2018)

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