Une Iphigénie en Tauride à la fois universelle et personnelle à Montpellier

Xl_2._iphig_nie_oonm__marc_ginot © Marc Ginot

Hier se tenait la première de la nouvelle production d’Iphigénie en Tauride à l’Opéra de Montpellier, dans une mise en scène signée par Rafael R. Villalobos destinée à voyager ensuite à Gand et Séville. Après son Barbier de Séville et sa Tosca – qui avait alors fait couler beaucoup d’encre –, le jeune metteur en scène poursuit son exploration du théâtre lyrique en proposant ici une « tragédie contemporaine ». Cette production n’est toutefois pas sa première rencontre avec Gluck, puisqu’il a déjà travaillé sur Orfeo ed Euridice. Selon lui, « la simplicité vient de son projet d’évoquer les tragédies grecques ». Ainsi, de même que ces dernières le faisaient, « il s’agit de traiter, de mettre aussi en scène ces mêmes thématiques éternelles qui préoccupaient nos ancêtres grecs ». C’est donc presque naturellement que « l’idée principale sur laquelle est greffée toute la production » s’articule autour de la guerre en Ukraine – ainsi que nous l'évoquions dans notre rencontre avec Jean-Sébastien Bou (qui tient le rôle d’Oreste) – et que le décor s’inscrit dans le théâtre de Marioupol.


Iphigénie en Tauride - OONM © Marc Ginot

Le théâtre, tant comme lieu que comme art ou genre, est ici un « refuge contre toute barbarie ». Ces références apparaissent de manière lisible dès l’introduction. Le rideau se lève sur trois comédiens jouant la pièce d’Euripide (Iphigénie à Aulis), dont la réplique finale d’Agamemnon « Soyons, ma femme, comblés du sort de notre fille » ouvre la soirée. La fin d’une pièce devient le début d’une autre, et les adieux du héros grec, ancrés dans la tragédie antique, font ainsi le lien entre les événements à Aulis et l’œuvre lyrique de Gluck qui en raconte la suite, plus tardive. Une contextualisation à la fois mythologique, artistique, mais également géographique et historique avec l’attaque du théâtre Marioupol que nous voyons au moment des saluts, au ralenti, le public fictionnel paniqué faisant alors face au public de la salle montpelliéraine. Un jeu de miroir, de mise en abîme et de rappels intelligents, riche et bien pensé où tout se mêle afin de rappeler les liens entre passé et présent, œuvre et réalité, ici et là-bas. Ce mélange entre les références se poursuivra durant la soirée, rendant toutefois certains moments difficilement lisibles, en perdant un peu le spectateur. Comme par exemple à la fin de l’acte II, lorsque Iphigénie sur scène se tourne vers les gradins où l’acteur incarnant Agamemnon porte un enfant (jouant Oreste) mort, ensanglanté, et le serre dans ses bras dans une scène extrêmement touchante et affreuse dans ce qu’elle a de plus tragique. S’agit-il de la scène que l’héroïne projette dans son esprit, elle qui vient d’apprendre la mort de son frère ? Ou bien d’une représentation plus universelle de l’innommable souffrance que ressentent certains parents en temps de guerre ? Ou des deux qui se superposent ? Très certainement la dernière option est-elle la bonne.


Iphigénie en Tauride - OONM © Marc Ginot

Rafael R. Villalobos propose d’autres tableaux marquants, comme cette scène de repas en famille au troisième acte, durant laquelle Oreste glisse et roule sous la table alors que sa mère se lève lentement pour tuer son mari avant de se rassoir aux côtés de ses filles qui poursuivent leur repas. Le metteur en scène a indéniablement plongé dans la mythologie des Atrides, mais ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde. Ainsi, deux fillettes sont présentes à table en plus de la chaise vide sur laquelle s’assied Iphigénie : Electre et Chrysothémis. Le nom de cette dernière n’étant pas prononcé une seule fois, il faut avoir son existence en tête pour comprendre son identité. Cela n’empêche pas la compréhension globale de la soirée, mais on peut parfois être amené à se poser des questions sur la signification de ce que l’on voit. De même avec la confusion entre Ukrainiens présents dans le théâtre attaqué (les Grecs dans la tragédie) face aux Russes attaquants (les habitants de la Tauride) : le parallèle fonctionne si l’on s’arrête au lieu sur scène, mais pas si l’on se rappelle que ceux qui attaquent sont les étrangers, c’est-à-dire les Grecs dans la pièce et les Russes dans l’actualité. Par conséquent, les Ukrainiens, qui sont ici les autochtones, deviennent les habitants de la Tauride, ce qui inverse complètement la lecture et peut perdre le spectateur. Enfin, la présence de deux scènes anecdotiques a fait réagir le public, à juste titre. Il s’agit de deux tentatives de viol de la part de Thaos, la première interrompue par la lumière d’une lampe torche, la seconde, sur l’avant-scène, lorsqu’il tente de se masturber sans parvenir à ses fins sur le corps d’une femme qu’il a agressée. L’impression de gratuité et d’envie de choquer sans véritable intérêt en ressort alors : certes, cela fait écho aux temps de guerres et à leurs atrocités, ainsi qu’à la personnalité du roi, mais dans ce cas pourquoi réduire cet aspect à lui seul et à ces deux moments fugaces ? L’intérêt semble donc assez minime en l’état.


Iphigénie en Tauride - OONM © Marc Ginot

L’esthétique en revanche est toujours au rendez-vous, et l’on ressort avec certaines scènes gravées en mémoire : la mort de l’enfant dans les bras de son père et la scène du repas déjà citées, mais aussi ces Euménides entourant Oreste, ces corps sous les draps noirs dans la cellule des prisonniers, ce bol de sang versé sur la femme aux seins nus (mais cachés) en arrière-scène, ou encore ce finale qui rembobine la scène d’ouverture, toujours au ralenti, et nous ramène aux saluts du départ. La tragédie est cyclique et se répète, les échos se font et se défont, parfois le temps d’un applaudissement qui nous plonge dans le passé, ou dans les conséquences plus ou moins lointaines, plus ou moins réelles…


Iphigénie en Tauride - OONM © Marc Ginot

Vocalement, l’Opéra de Montpellier a su réunir un plateau d’exception avec tout d’abord Vannina Santoni dans le rôle-titre. Si l’émission demeure certes dans la verticalité, elle n’en confère pas moins à Iphigénie tout son tragique et une diction excellente, une véritable incarnation, ainsi qu’une projection toujours au rendez-vous. Le niveau sonore est d’ailleurs impressionnant chez Armando Noguera (Thaos) et Jean-Sébastien Bou (Oreste), le premier donnant le ton ou plutôt le niveau sonore de la soirée. Il faudrait être de bien mauvaise foi pour oser dire qu’on a tendu l’oreille ce soir ! Heureusement, la puissance n’est pas ici synonyme de cris et concours de décibels. Le roi de Tauride, aussi détestable soit-il, a ainsi de quoi impressionner grâce à cette voix royale et sombre, tandis que le pauvre Oreste est admirablement servi par le baryton français qui parvient à incarner la fragilité et la tension du personnage sans perdre sa principauté et son aura, incarnant bien la dualité des Atrides. Le Pylade de Valentin Thill séduit tout autant, dans une retenue que l’on salue également. La projection lumineuse et ambrée demeure plus qu’appréciable, de même que sa diction. Là aussi, l’incarnation du personnage offre de beaux moments, notamment dans la relation forte et sincère qui l’unit à Oreste. Citons également la Diane de Louise Foor, Alexandra Dauphin (dans le rôle de deux prêtresses), Dominika Gajdzis (une femme grecque), Jean-Philippe Elleouet-Molina et Laurent Sérou (le Ministre) qui viennent compléter la distribution.


Iphigénie en Tauride - OONM © Marc Ginot

Sous la baguette de Pierre Dumoussaud, l’Orchestre national Montpellier-Occitanie donne le meilleur de lui-même, nourri par la partition de Gluck. La fosse ne fait pas qu’accompagner la scène : la musique s’associe aux mots, suit la parole. De même que les lectures se mêlent sur scène, les notes se fondent aux mots pour mieux les porter. Le chef tire toutes les nuances de la palette sentimentale offerte dans la partition et fait ainsi corps avec les voix, y compris les Chœurs de l’Opéra, puissants.

Avec cette nouvelle production, l’Opéra de Montpellier permet donc à Rafael R. Villalobos d’offrir une vision intelligente, à la fois réfléchie mais aussi et surtout dans le ressenti. Nous sommes touchées, sans toujours savoir pourquoi, et sans forcément vouloir le savoir. Il réussit ainsi à rejoindre le théâtre grec et la catharsis, à brouiller les limites du temps et de l’espace pour offrir une lecture à la fois universelle et personnelle.

Elodie Martinez
(
Montpellier, le 19 avril 2023)

Iphigénie en Tauride, de Christoph Willibald Gluck, à l'Opéra de Montpellier jusqu'au 23 avril.

© Marc Ginot

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