Rencontre avec le contre-ténor Théophile Alexandre autour de No(s) Dames

Xl_no_s__dames_4 © Julien Benhamou

Nous rendions compte récemment du disque No(s) Dames de Théophile Alexandre et du Quatuor Zaïde, particulièrement intéressant et, une fois encore, très travaillé. Difficile dès lors de ne pas se laisser tenter à aller à la rencontre du contre-ténor afin d'échanger sur ce projet passionnant et la manière dont No(s) Dames sont nées, à la fois au disque mais aussi sur scène...

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Opera Online : Pourquoi avoir fait ce disque ?

Théophile Alexandre : No(s) Dames sont à la fois un disque et un spectacle : il s’agit de deux prises de paroles sur le même sujet, mais de deux manières différentes. Quant au « pourquoi », c’est parti d’un constat de quatre siècles de musiques opératiques composées, écrites et dirigées par des hommes, avec à la clé un scénario tristement répétitif d’héroïnes maltraitées, finissant malades, suicidées, empoisonnées, brûlées vives, étranglées… Au fil de mes recherches, cela m’a interloqué que l’opéra associe quasi-systématiquement drames et dames, avec toujours dans l’ombre, à la manœuvre, des hommes qui écrivent et fantasment ces destins tragiques féminins. Et c’est vrai qu’en creusant ce sujet plus largement, c’est un peu toute l’armoire de notre culture patriarcale qui m’est tombée dessus ! Malheureusement, l’ambiguïté de l’opéra est que la musique est splendide et prend le pas sur le reste, ce qui rend la prise de conscience moins immédiate, plus difficile…

J’ai alors senti la nécessité d’inscrire ce constat dans une démarche artistique, de le questionner et de tenter d’y apporter une réponse créative. Quand je crée un spectacle – c’était déjà le cas pour ADN baroque – j’ai toujours à cœur de prendre la parole au-delà de la musique, de poser un regard sur des questions de société (en l’occurrence, notre héritage opératique musicalement somptueux, mais glaçant sur ses représentations des femmes), et possiblement d’y répondre. D’où l’inversion des rôles de No(s) Dames, qui casse les attributions traditionnelles de genre.

Après, en questionnant ces modèles hérités, on s’interroge forcément sur les modèles que l’on transmet à son tour, et je pense que le disque est un moyen de laisser une trace de cette nouvelle voie possible.

Comment en êtes-vous arrivé à cette forme de cadavre exquis, à la conception d’une unité à partir d’airs et de personnages disparates ?

Au-delà de l’ironie, compte-tenu du sujet de No(s) Dames, le principe du cadavre exquis m’intéressait car il lie des pièces a priori disparates jusqu’à former une œuvre hybride, nouvelle, tout en reflétant l’inconscient collectif de ceux qui y participent. Lorsque j’ai choisi de ré-interpréter ces 23 héroïnes, imaginées par 17 compositeurs différents, ma volonté était d’éviter le patchwork et de réussir à raconter l’histoire de chacune mais surtout leur histoire commune, en emmenant le public dans une épopée musicale à travers quatre siècles d’opéras, en voyageant d’une héroïne à l’autre presque sans s’en rendre compte car au fond, c’est toujours le même drame qui se trame… A partir de là, construire ce cadavre exquis a été un travail créatif collectif (entre le Quatuor Zaïde, notre arrangeur Eric Mouret et moi) pour trouver des tonalités concordantes, réorchestrer et imaginer des transitions musicales... Nous avons même créé des diptyques ou des triptyques où les héroïnes se répondent, dialoguent entre elles, comme quand la Barcarolle se fait prélude de Carmen, qui devient à son tour Maria de Buenos Aires, ou quand l’adieu final de Manon devient le premier Addio de Violetta… De sorte que, sans s’en rendre compte, l’on navigue d’une tragédie à l’autre, du XVIIe siècle au XXe siècle, du norvégien à l’argentin en passant par l’italien ou l’allemand… Ce qui crée une unité musicale étonnante, avec cette impression étrange de n’avoir presque qu’un seul compositeur, l’homme, et surtout qu’une seule et même héroïne, la Dame, déroulant inlassablement sa même histoire qui finit mal. Et là, le jeu du cadavre exquis se fait porteur de sens, car il met en lumière combien, dans notre héritage patriarcal, quels que soient les siècles ou les continents, les hommes ont toujours trouvé follement romantique qu’une femme agonise d’amour pour eux !

Il a fallu faire un choix parmi les œuvres. On comprend donc qu’il a fallu en choisir pouvant s’assembler suivant les couleurs, les modes, etc. mais vous parlez souvent aussi de « choix de cœur ». Comment avez-vous réussi à confronter le cœur et la raison pour parvenir à cet ensemble ?


Théophile Alexandre, No(s) Dames ; © Julien Benhamou

Toutes no(s) dames sont des « choix de cœur » musicaux… Avec une tendresse particulière pour certaines, comme Carmen, que j’ai découvert tout petit chez ma tante, qui gardait un 33 tours dans son armoire. J’ai découvert alors l’histoire de cette femme forte, libre, qui faisait ce qu’elle voulait… Même si je ne comprenais pas pourquoi elle devait mourir, de quoi on la punissait… La petite graine de No(s) Dames était déjà semée ! Et puis il y avait Violetta, qui m’a accompagné musicalement toute mon adolescence, mais aussi en littérature avec sa jumelle La Dame aux Camélias. J’avais donc à cœur que ces deux héroïnes-là soient présentes. Après, c’est vrai que nous avions bien plus que 23 héroïnes dans la sélection initiale ! Mais nous voulions qu’il y ait un « panel représentatif » de toutes ces fatalités d’opéra, de toutes ces souffrances féminines multiples, car c’est dans l’accumulation de leurs tortures que le scénario répétitif se dessine, que le constat devient évident et glaçant à la fois. Donc si nous avions deux empoisonnées, nous n’en choisissions qu’une pour privilégier une brûlée vive… Après, il y a eu aussi des choix liés aux adaptations elles-mêmes, avec des pièces plus évidentes que d’autres à arranger : il ne faut pas oublier que l’on transpose des airs de sopranos pour contre-ténor, et que l’on réduit des partitions d’orchestres – jusqu’à 70 instrumentistes chez Verdi – pour un quatuor. Il y avait donc de vrais enjeux techniques qui ont écarté certains airs. Enfin, nous avons également fait des choix pour trouver le bon équilibre de setlist, entre lamento et airs de fureur (comme celui d’Armide), entre tubes et découvertes (par exemple Médée de Cavalli, que je ne connaissais pas et qui est une pépite), pour trouver le bon rythme de cet opéra recomposé. Au total, plus de deux ans de travail ont été nécessaires pour aboutir au projet finalisé…

Comme pour ADN Baroque, on ressent un véritable travail d’équipe dans ce projet. Comment s’est passée cette collaboration avec le Quatuor Zaïde et Eric Mouret ?

C’est vrai, et c’est l’esprit de ma compagnie Up to the Moon : réunir des talents qui ne soient pas que des interprètes, et qui ont un point de vue en tant qu’artistes et en tant qu’êtres humains… Nos projets sont tous porteurs de sens, avec différents degrés de lectures pour s’adresser à tous les publics, connaisseurs ou néophytes, et le travail d’équipe permet de faire naître une vraie qualité d’échanges, d’enrichir les projets de plusieurs points de vue. C’était déjà le cas sur ADN baroque, c’est encore plus vrai sur No(s) Dames tant le sujet est sensible, complexe, et va évidemment bien au-delà de notre héritage opératique masculin. C’est toute notre culture occidentale qui s’est construite par le biais du seul regard masculin, avec tous ces modèles patriarcaux qui ont enfermé les femmes, et les hommes, dans des rôles imposés que l’on commence seulement à déconstruire. C’était passionnant de se confronter aux regards des Zaïde, quatre femmes fortes avec chacune leur point de vue sur la question de la place de la femme en musique, nourri par leur propre vécu d’artistes et de femmes, et de les entendre réagir à cette maltraitance quasi-systématique de la diva à l’opéra, à cette fétichisation morbide de la femme qui souffre…

Quant à la collaboration, elle a été aussi fluide que la rencontre avec elles, il y a deux ans. J’avais vraiment envie de réinventer ces grands airs dans l’intimité, l’humanité même, d’un quatuor à cordes, et je connaissais le Quatuor Zaïde de renommée. Je leur ai envoyé un mail, et elles ont répondu dans l’heure, me disant que c’était exactement le genre de projet qu’elles souhaitaient défendre ! Au-delà de leur carrière de chambriste, elles voulaient porter des projets avec du sens, et notamment prendre la parole artistiquement sur le traitement des femmes dans la musique classique, actuel et hérité. Nous avons fait des essais musicaux, et ça a fonctionné tout de suite, comme une évidence. C’est vraiment une belle rencontre, car ce sont de brillantes musiciennes et surtout quatre femmes formidables, et je suis très fier de défendre ce projet en quintette avec elles. Pour les adaptations, ce sont elles qui ont pensé à Eric Mouret, avec qui elles ont beaucoup collaboré, et qui a ce talent rare de connaître à la fois la formation du quatuor – qui est très particulière – mais aussi l’opéra, et surtout qui n’avait pas peur de remettre en question des codes de cette musique-là et d’oser la réinventer, mais sans jamais l’abîmer, la falsifier ou l’anecdotiser… A partir de là, nous avons travaillé tous ensemble pendant plus d’un an sur les adaptations de chaque air, de la ré-écriture à la ré-interprétation, puis sur les enchainements reliant tous ces airs dans notre cadavre exquis opératique...

Vous interprétez, en tant qu’homme, les textes de ces héroïnes sans les modifier. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Est-ce dans le but de dégenrer ces airs et ces souffrances féminines de l’opéra ?

Nous ne sommes pas dans un projet qui joue à singer la femme, dans une optique de transformisme ou de travestissement. A l’inverse, nous voulions placer ces mots écrits pour des femmes dans la bouche d’un homme, pour créer ce décalage qui questionne l’attribution des rôles liée au genre. Ferait-on dire à un homme qu’il « rit de se voir si belle en ce miroir » ? A-t-on dévolu aux hommes, comme seul sens de vie, l’obsession d’être belle pour être choisie ? Les hommes attendent-ils 30 ans le retour de la femme infidèle ou partie à la conquête du monde, comme Solveig chez Grieg ? Les hommes sont-ils des putains quand ils aiment librement ? Les dépeint-on en sorcières et les brûle-t-on quand ils ont du pouvoir ? Diraient-ils, comme Manon, qu’ils ne sont que « faiblesse et que fragilité » ? Garder les textes au féminin permet de garder sans cesse à l’esprit que ces destins tragiques ont été écrits pour des femmes parce qu’elles sont des femmes. Donc il était clé pour nous que la conjugaison reste féminine, même chantée par un homme.

De la même manière, nous avions comme obsession l’intelligibilité du texte, pour rendre audible l’histoire de ces femmes, par le son intime du quatuor qui ne m’oblige pas à pousser la voix au détriment du texte (comme souvent les sopranos quand elles bataillent contre un orchestre de 70 instrumentistes), et par le fait d’avoir baissé les airs, car la hauteur d’origine amène les sopranos dans des stratosphères où le langage n’est quasi plus articulable, les privant d’un élément clé qui signe notre humanité.

Vous l’avez souligné : No(s) Dames, c’est aussi un spectacle qui a déjà commencé à tourner. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?


Théophile Alexandre, No(s) Dames ; © Julien Benhamou

C’est un spectacle co-produit par l’Opéra de Limoges et le Volcan du Havre, pour lequel nous avons fait appel à Pierre-Emmanuel Rousseau, qui signe la mise en scène, la scénographie et les costumes. Et là encore, cela a été une très belle rencontre et un vrai travail d’équipe, avec des débats passionnants pour réussir à raconter l’histoire dans l’histoire, ce qui reliait toutes ces héroïnes masculines malgré leurs diversité d’écriture. Pierre-Emmanuel a une immense culture opératique, et une immense culture tout court, et cette obsession de la justesse, du sens derrière l’esthétique, que rien ne soit jamais gratuit…

Concrètement, il a projeté les cinq trentenaires que nous sommes dans une sorte de cabinet de curiosités opératiques, une cage dorée où brillent tous les accessoires de la diva, ces attributs de féminités a priori sublimes mais, dans le fond, maltraitants. Nous évoluons donc comme cinq silhouettes, sans attribution de genre évidente, autour de vitrines alignant talons hauts, bijoux, robe haute-couture décolletée jusqu’au cœur, et un long gant rouge sang, symbole de la diva et allégorie de son destin tragique. Se met alors en place une longue procession où nous manipulons les fétiches de ces femmes fantasmes, et nous déroulons ces rituels culturels qui ont conjugué pour les femmes glamour et mort... Pierre-Emmanuel a d’ailleurs renforcé ce message par l’ajout de vidéos, qui parlent du principe même de la projection, de ce que l’on plaque comme fantasmes et images sur l’autre, en jouant avec des images d’archives de divas, notamment Maria Callas, dont les bouches se déforment à l’extrême pour atteindre les suraigus que les hommes ont écrits pour elles ; d’autres centrées sur les mains de cantatrices, qui se tordent et implorent ; d’autres enfin sur leurs regards terrorisés, juxtaposés aux regards voyeurs des spectateurs, fascinés par ces papillons qu’on épingle, ces Butterfly qu’on désaile…

Il y a donc un traitement visuel de la question, pour ramener l’inconscient au conscient, et qu’à partir de là nous puissions commencer à déconstruire ces modèles hérités.

Vous parlez du constat que vous avez fait de cette maltraitance féminine à l'opéra. Quelle(s) conclusion(s) faut-il en tirer selon vous, de façon pratique ? Est-ce que par exemple la mise en scène pourrait être une solution pour rétablir l’équilibre ?

S’accorder sur le constat serait déjà un grand progrès : il y a une forme de panique autour de cette question, car beaucoup craignent que l’on ne puisse plus jouer ces œuvres, ce qui serait évidemment terrible tant leur musique est sublime. Mais je ne crois pas que le déni fasse progresser les choses : si huit héroïnes sur 10 meurent à l’opéra, on peut choisir de ne parler que des deux restantes pour se rassurer, argumenter que les hommes aussi meurent à l’opéra (sans noter que les raisons de leurs morts sont bien différentes de celles des femmes…) ou mettre en commun notre énergie pour imaginer des solutions pour faire vivre ces œuvres différemment. La proposition créative de No(s) Dames – mais qui est une parmi tant d’autres – c’est d’inverser les rôles. C’est déjà une façon de faire vivre cette musique autrement, sans perpétuer ses fatalités de genre et ses représentations habituelles… Redistribuer la direction musicale à un quatuor féminin, c’est proposer un autre modèle d’inspiration pour les femmes que de souffrir sur scène ; à l’inverse, redistribuer les agonies de divas à un homme, c’est universaliser le propos de ces airs, pour en faire des allégories de souffrance humaine plutôt que des destins tragiques réservés aux femmes. Après, nous étions très libres car nous sommes dans une œuvre recréée de toutes pièces, et non dans l’illustration d’un seul opéra.

Pour ce qui est du répertoire, dans une optique de restitution, la question est plus complexe, mais loin d’être sans solution… On peut recontextualiser systématiquement les œuvres, en préambule de la représentation, pour permettre la prise de conscience et la mise à distance. On peut aussi privilégier les versions de concert, pour faire vivre la musique sans son histoire sexiste associée. On peut aussi réécrire les livrets, comme la Carmen de Léo Muscato, où Carmen se défend et tue Don José. Et l’on peut bien entendu utiliser la mise en scène pour raconter l’histoire différemment, en faire évoluer le prisme de lecture… Dans tous les cas, je trouve fondamental que les artistes soient libres de créer et de s’emparer de tous les répertoires, si c’est fait avec sens bien sûr. Car je crois que c’est notre responsabilité d’artistes que de challenger ces statuts-quo, et d’ouvrir de nouvelles voies pour demain.

Vous avez déjà amplement de quoi vous occuper avec ADN Baroque qui continue de tourner, et No(s) Dames qui tourne également, mais est-ce que vous avez quand même déjà des projets ou des idées de projet au sein de votre compagnie ?

ADN Baroque continue en effet de tourner pour une cinquième saison : le spectacle en est déjà à 40 représentations et l’album a dépassé les 3,5 millions de streams… C’est complètement fou ! No(s) Dames semblent prendre le même chemin puisque le disque vient de dépasser le million de streams et nous avons eus des retours incroyables du public sur les premières huit dates de la tournée… Tout commence seulement car on a à cœur de faire vivre ce disque et ce spectacle sur plusieurs saisons, comme ADN Baroque. Donc évoquer un troisième projet est à ce jour totalement prématuré… Bien sûr il y a quelques idées, et surtout quelques artistes avec lesquels j’aimerais beaucoup collaborer, mais j’ai une telle exigence pour chaque projet, de fond, de forme, de réflexions à 360 soignant les moindres détails, que chacun demande au minimum deux ans de travail en amont. De la même manière, quand mes projets sortent, je veux les développer sur plusieurs saisons, partir à la rencontre de tous les publics, prendre le temps du partage… Dans la frénésie ambiante de sorties lyriques, où la durée de vie des albums et spectacles dépasse rarement une saison, je préfère m’exprimer peu, mais inscrire mes créations dans le temps. Et là, la parole est à No(s) Dames.

Propos receuillis par Elodie Martinez le 2 mars 2022

© Julien Benhamou

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