ADN Baroque : rencontre avec Théophile Alexandre et Guillaume Vincent

Xl_adn-baroque-th_ophile-alexandre-13-c © Julien Benhamou

Le baroque est depuis longtemps revenu sur le devant de la scène, permettant à certains artistes – musiciens ou chanteurs – de faire montre de tout leur apparat musical ou vocal, apportant grand nombre de fioritures, parfois peut-être davantage que ce que demandait la partition. A contre-courant de cette tendance, le contre-ténor Théophile Alexandre (qui a la particularité d’être également danseur) et le pianiste Guillaume Vincent ont décidé de dépouiller ce mouvement de ses apprêts superflus pour en livrer la trame principale, la souche, « l’ADN », l’essentiel ou l’essence. Le résultat est à la fois un disque intitulé ADN Baroque (sorti chez Klarthe), mais aussi un spectacle du même nom mêlant chant et danse contemporaine. Un ensemble qui joue sur les clairs-obscurs émotionnels du baroque et sa vision des paradoxes de l’être humain qui n’est plus ici un décalque de perfection divine mais qui, dans son animalité et sa fragilité, se trouve déchiré entre ciel et terre, passionnel et spirituel. De cette « perle irrégulière » est donc né un disque « brut », sans fard ni pyrotechnie pour que naisse la lumière, et que la fragilité (re)devienne une force. Les deux interprètes se mettent ainsi pleinement au service des partitions que l’on redécouvre avec cette rare impression de les entendre pour la première fois. Alors qu’ils sont actuellement en tournée (dont vous trouverez les dates sur le site officiel), ils ont accepté de répondre à nos questions.

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Pouvez-vous nous raconter brièvement vos parcours et comment vous vous êtes rencontrés ?


Théophile Alexandre et Guillaume Vincent ; © Julien Benhamou

Théophile Alexandre : A mon initiative, car je connaissais essentiellement des instrumentistes baroques, par mon expérience de cette musique avec instruments anciens, mais peu de pianistes. J’ai donc écrit à de nombreux concertistes dont le travail me touchait, fait de nombreux essais, jusqu’à Guillaume, avec qui la rencontre a été une évidence musicale et humaine… Sans doute parce que c’était lui, parce que c’était moi… (sourire)

Guillaume Vincent : Quant à nos parcours, nous sortons tous les deux de Conservatoires supérieurs. En ce qui me concerne, suite à mes études parisiennes, j’ai pu développer une carrière de concertiste, et de nombreuses collaborations en tant que chambriste…

TA : … et pour moi une double carrière de soliste lyrique et danseur contemporain, commencée il y a 10 ans sous la direction de Jean-Claude Malgoire et dans la Cie de Jean-Claude Gallotta.

Comment êtes-vous venu au chant d’une part, et à la danse d’autre part ?

TA : J’ai toujours chanté depuis ma découverte à 8 ans du 33T de Carmen dans les armoires de ma tante, de Klaus Nomi que mon père écoutait en boucle, ou du film Farinelli : j’avais 11 ans alors, et le Lascia ch’io Pianga et le Alto Giove sont devenus mes antiennes qui me protégeaient d’un monde souvent cruel avec un petit garçon différent des autres (car j'étais déjà très attiré par l'art, ce qui ne se faisait pas forcément autour de moi). Mais c’est par la flûte traversière que j’ai d’abord commencé au Conservatoire, avant de m’inscrire en chant. Pour la danse, j’en avais fait à 12 ans jusqu’à me faire casser la figure par des garçons de mon école : là encore, trop différent. Et ce n’est qu’à 17 ans, après m’être blessé au Volley (j’étais Champion de France), que j’y suis revenu par le biais de ma professeur de lycée Corinne Delaire, qui m’a autant donné de l’air que des ailes jusqu’à choisir d’en faire mon métier, de m’inscrire au Conservatoire Supérieur de Lyon en chant lyrique et en danse, et de commencer à construire une double carrière dans ces deux arts.

Comment voyez-vous votre travail en tant que pianiste accompagnateur (certainement différent de celui de concertiste ou soliste) ?

GV : Comme la pochette du disque le retraduit bien, nous sommes un vrai duo sur ce projet : une voix humaine et une voix instrumentale, indissociables l’une de l’autre, un peu comme les deux hélices de l’ADN. Après, sur chaque aria de ce disque, mon défi de pianiste est de retranscrire tout un orchestre à moi tout seul, donc c’est vraiment cela qui a rendu cette expérience si passionnante et différente.

TA : J’ajouterai que j’ai choisi Guillaume pour sa patte, sa vision de soliste, car le propos d’ADN Baroque n’est pas une simple réduction, mais bel et bien un nouveau point de vue sur cette musique, un nouveau lyrisme des sensibles, porté par la puissance de l’intime du piano-voix.


Couverture d’ADN Baroque ; © Julien Benhamou

Comment vous est justement venu l’idée d’ADN Baroque ? Il s’agit véritablement d’une mise à nu, non seulement du baroque, mais peut-être aussi de vous (les artistes se livrant toujours un peu dans leurs projets) ?

GV : Il y a quelque chose de fascinant dans le baroque : c’était un mouvement musical très habillé, chargé, ornementé, qui n’a pourtant eu de cesse de déshabiller l’homme, en mettant à nu toutes ses émotions et en s’intéressant à la beauté de ses failles, de ses imperfections, comme son étymologie de « perle irrégulière » le souligne bien d’ailleurs. Du coup, la volonté d’ADN Baroque était de déshabiller à son tour cette musique de ses effets, de l’aborder comme des lieder, pour faire émerger l’essence intimiste et la modernité de son propos.

TA : Quant à notre propre mise à nu, elle était essentielle pour que ce projet soit sincère : on ne peut incarner pleinement 21 émotions sans mettre à nu ses propres tripes, comme on ne peut vanter la beauté des failles humaines sans assumer les nôtres. Cet album ne cherche donc pas à forcer l’admiration par des pirouettes virtuoses, mais plus à toucher et émouvoir par la force sublime de nos fragilités. Car le baroque, c’est ça : une empathie envers notre humanité, dans ses harmonies comme dans ses dissonances…

Comment avez-vous travaillé sur le programme ? Le choix des airs a-t-il été aisé ou bien regrettez-vous de ne pas avoir pu en inclure certains ? La présence d’une forte ornementation dans la partition originelle était-elle un élément décisif pour inclure ou non l’air dans le programme ?

TA : Nous voulions avant tout que ce disque raconte une histoire, une plongée dans l’ADN émotionnel de l’homme : chaque pièce a donc été choisie pour l’état d’âme spécifique qu’elle porte, décodé avec notre musicologue Barbara Nestola (CNRS Paris). Ensuite, nous ne voulions que du mode mineur, le plus émotionnel, pour accentuer ce voyage au cœur de notre humanité et créer une cohérence d’ensemble entre des compositeurs très différents. Enfin, nous sommes partis sur le chiffre symbolique de 21 pièces, comme les 21 grammes du poids de l’âme humaine, selon les travaux du médecin américain MacDougall au début du 20e siècle.

GV : Après, on a aussi beaucoup fonctionné au coup de cœur, en fonction de ce que chaque air provoquait en nous. Quant aux ornementations d’origine, je crois au contraire que plus les airs étaient chargés, plus il était intéressant pour nous de les épurer, dans le but de les faire redécouvrir autrement. Reste que ni l’un ni l’autre ne fonctionnons aux regrets, donc nous travaillons déjà sur un opus 2... (sourire)

Comment est venue l’idée de cette forme de récital ? L’idée d’intégrer de la danse contemporaine au spectacle est-elle venue tout de suite ? Comment s’intègre-t-elle au baroque ?


Théophile Alexandre et Guillaume Vincent ; © Julien Benhamou

TA : Chant et danse étaient les deux fondamentaux du spectacle, dès le départ. J’ai cette particularité d’avoir toujours exercé ces deux arts en parallèle, et les réunir permettait d’incarner réellement les déchirements de l’humain entre terre et ciel, entre corps et âme, en jouant des paradoxes entre le céleste de ma voix de contre-ténor et la physicalité de mon corps de danseur.

GV : D’autant que toute la musique baroque est construite autour de la recherche d’un mouvement permanent, et que la danse a toujours été inhérente à son écriture, notamment chez Purcell : c’est donc une double relecture contemporaine que nous proposons, et musicale et chorégraphique, avec la mise en mouvement de Jean-Claude Gallotta.

TA : Ajoutez à cela la sublime scénographie mise en lumière de Pierre-André Weitz, et vous avez un parti-pris artistique aussi riche, moderne que porteur de sens, bien loin du récital traditionnel en costume trois-pièces, le nez dans ses partitions… (sourire)

Outre "l'opus 2" sur lequel vous nous avez dit déjà travailler, quels sont vos projets (communs et séparés) ? Une tournée hors des environs de Paris est-elle prévue par exemple ?

TA : A l’inverse du zapping actuel, nous construisons ADN Baroque dans le temps, avec déjà près de 10 000 spectateurs sur plus de 20 dates de tournée, et une nouvelle tournée en préparation pour la saison 19/20, partout en France. Je vais également chanter le rôle-titre d’Orphée de Gluck très prochainement, le Stabat Mater de Vivaldi avec orchestre baroque, et je co-crée avec Jean-Claude Gallotta un nouveau spectacle chanté et dansé par une trentaine d’enfants incroyables : une belle façon de transmettre ma passion pour ces deux arts…

GV : Pour ce qui me concerne, en plus de la musique baroque, de nombreux concerts sont prévus pour 2019, autant en musique de chambre qu’en solo. J’ai également un projet discographique autour de Franz Liszt et un nouveau spectacle, « De Chopin aux Beatles », alliant musique et théâtre, qui sera créé au Volcan du Havre le 5 mars prochain.

(Propos receuillis par Elodie Martinez)

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