Rencontre avec Jonas Söderman Bohlin, ou le processus de création de Tristessa

Xl_jonas-soderman-bohlin-itw © Love Strandell

Jonas Söderman Bohlin est le compositeur et le co-librettiste de l’opéra Tristessa, créé la semaine dernière au Kungliga Operan (Opéra Royal) de Stockholm. Cette adaptation de La Passion de l’Ève nouvelle, roman d’anticipation d’Angela Carter (1977), suit Evelyn, un homme contraint à changer de sexe (il devient Eve) sous l’action d’une secte féministe, en raison de sa brutalité envers les femmes. Son destin va croiser celui de Tristessa, une star de cinéma qu’il admire. Nous avons rencontré Jonas Söderman Bohlin à l’issue de la deuxième représentation de Tristessa afin échanger sur le processus de création.

***

Tristessa vous a été commandé en 2011 par le Kungliga Operan. Quelle a été la genèse du projet ?

Jonas Söderman Bohlin : En réalité, il ne s’agit pas exactement d’une commande de l’Opéra Royal. C’est nous qui les avons approchés, avec notre idée en tête. Torbjörn Elensky (le co-librettiste), avec qui j’avais déjà travaillé, est vraiment à l’origine du projet car il avait écrit la préface de la première version suédoise du livre. Il m’a appelé dans le métro en me disant qu’il avait une idée d’opéra. J’ai ensuite contacté Ann-Sofi Sidén (créatrice video), que je connaissais aussi. Les thématiques soulevées par l’œuvre sont assez sensibles aujourd’hui. Beaucoup de gens sont rejetés par la société pour le simple fait d’être queer ou juste différents. Il fallait donc que nous décrivions cette situation avec un profond respect. Si on prend le thème trop à la légère ou si on simplifie trop les enjeux, on est fautif, et je savais qu’Ann-Sofi Sidén trouverait le parfait équilibre.

La vidéo occupe une place importante dans Tristessa. En tant que compositeur pour le cinéma, avez-vous eu une approche distincte sur cet opéra ? Et comment avez-vous fait pour que la vidéo, le texte et la musique cohabitent ?

Jonas Söderman Bohlin : Ann-Sofi, Torbjörn et moi avons étroitement collaboré pendant les premières années de l’adaptation. Et les images sont venues assez tôt et naturellement vers nous. Je les avais en tête en composant, donc j’ai voulu coller au plus près à ces images comme dans une musique de film. Il n’y a pas de thème ou de personnage qui soit plus central qu’un autre. La musique colle au contexte de l’action sur scène et au destin des personnages, comme une photo à un instant t.

Je sentais que le livret devait avoir une part de romanesque car il n’y a aucun dialogue dans le roman Nous avons écrit tous les dialogues et certains passages ont été retranscrits tels quels par rapport au livre. C’était d’ailleurs un défi pour les chanteurs de chanter sur ces questions. Angela Carter ne livre que des descriptions, elle n’émet aucun avis et n’offre aucune solution pour vivre une vie meilleure dans ces conditions. Nous avons suivi ce même principe dans le livret. Plutôt qu’une opinion, c’est un certain respect qu’on se doit d’avoir envers les personnes qui suivent leur parcours individuel, sans jamais généraliser.

Avez-vous été influencé par le mouvement « Me Too » (« Balance Ton Porc », en France, un mouvement mondial contre les abus sexuels dont sont principalement victimes les femmes, devenu viral sur les réseaux sociaux dès le mois d’octobre 2017) pendant le processus de création ?

Jonas Söderman Bohlin : Il faut bien noter que nous avons terminé d’écrire en 2016, c’est-à-dire au moins un an avant le mouvement « Me Too ». Nous étions déjà engagés auprès du Kungliga Operan. Des personnes en Suède font le lien politique avec l’opéra, mais ce n’est vraiment pas notre intention. Bien sûr, le problème du harcèlement sexuel était majeur avant « Me Too », mais cela a pu mettre en avant des témoignages de femmes partout dans le monde. Nous étions dans le processus de création et le sujet est devenu tellement clivant que nous nous sommes demandés si nous aurions le courage d’aller jusqu’au bout. Birgitta Svendén, la directrice générale du Royal Swedish Opera nous a encouragés à continuer sur notre voie. Nous en avons beaucoup parlé pendant les répétitions. Mais nous n’avons rien eu à modifier dans le livret. Je crois aussi que Katharina Thoma (la metteuse en scène) a pu réaliser toutes les visions audacieuses qu’elle avait, sans aucune censure. Le roman a été écrit en 1977, mais il est toujours aussi provocant. On n’y parle pas que des femmes en bien et des hommes en mal, c’est bien plus complexe. Les femmes peuvent elles aussi faire le mal en agressant sexuellement des hommes. L’histoire est si étrange et surréaliste qu’elle peut avoir un impact plus fort sur les spectateurs après « Me Too ».

Trois chanteurs ont à la fois le rôle d’un homme et d’une femme dans l’opéra. Comment avez-vous inclus la notion du genre dans la musique, en dehors de ces doubles rôles ?

Jonas Söderman Bohlin : Le thème que vous soulevez là est le plus important à mes yeux. Je ne sais d’ailleurs pas quelle musique devrait refléter un genre en particulier. Mais j’ai été très influencé par la façon dont Angela Carter travaille avec les extrêmes, dans le roman. Tout est très aigu ou très grave. À certains moments, le langage est plus imagé et à d’autres, il est plus cru et direct. C’est ce qui m’a inspiré dans la composition. Et j’adore la musique éclectique. J’en ai un peu assez de la musique moderniste. J’ai voulu faire quelque chose de complètement différent en travaillant avec des harmonies majeures et mineures, en dehors des sentiers battus. Les émotions et expressions changent selon les deux personnages interprétés par les mêmes chanteurs. Par exemple, Tristessa est clairement plus calme et fragile qu’Evelyn, qui est sanguin et violent. J’ai choisi pour cela d’explorer les tonalités dans les modulations et les enchaînements d’accords. Dans Tristessa, les degrés changent à chaque mesure, les accords ne sont pas résolus, c’est une cadence sans fin.

Dans Nixon in China et I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky, John Adams évoque des faits reels à travers la musique qu’il compose. Comment avez-vous intégré à votre façon les questions contemporaines du livret à la musique de Tristessa ?

Jonas Söderman Bohlin : Je pense que la musique que j’ai composée est contemporaine sous tous les aspects. À mon avis, on se trompe complètement quand on dit qu’un compositeur qui utilise les tonalités majeures et mineures est forcément classique, et pas contemporain. John Adams est un compositeur que j’apprécie beaucoup, tout comme Thomas Adès. J’ai voulu faire une musique exotérique plutôt qu’ésotérique, qui fasse ressortir des harmoniques singulières. Pour cela, je me suis concentré sur les émotions, qui sont très concrètes dans l’opéra. Il y a une part surréaliste, mais les personnages sont ancrés dans le réel. Par exemple, Zero et les sept femmes n’ont aucune profondeur. Ils représentent ces personnes qui vivent dans la haine de ceux ou celles qui pourraient avoir une sexualité différente de la leur. J’ai utilisé pour eux un seul thème que j’ai développé de plusieurs manières dans le deuxième acte. Les autres personnages sont plus complexes. Angela Carter présente une surface de stéréotypes qui cachent d’autres choses subtiles sous leur vernis. J’ai essayé de montrer ça à travers la musique. Dans la deuxième partie, Eve finit par accepter son nouveau corps. C’est là que se trouve le vrai sujet de Tristessa, je trouve.

Propos recueillis et traduits de l'anglais par Thibault Vicq

Copyright photo : Love Strandell

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading