Les métamorphoses de Médée

Xl_focus-medee-cherubini-opera © OOL

Ce 7 octobre 2018, le Staatsoper Unter den Linden de Berlin ouvre sa saison avec une nouvelle production de Médée, l’opéra de Luigi Cherubini, notable à plus d’un titre. D’abord parce que l’Opéra de Berlin propose la très rare version originale française de Médée avec ses dialogues en français (et non ses adaptations allemande ou italienne) ; ensuite pour la mise en scène d’Andrea Breth, habituée de l’établissement berlinois ; et enfin pour sa distribution : Sonya Yoncheva dans le rôle-titre qu’elle interprète pour la première fois sur scène, Charles Castronovo en Jason, Iain Paterson en Créon, ou encore Elsa Dreisig pour incarner Dircé, alors que sa direction musicale est confiée à Daniel Barenboim.
Et pour mieux préparer la production, nous revenons sur l’histoire (tumultueuse et ambiguë) de la Médée de Cherubini, ses différentes versions, ses enjeux dramatiques ou encore ses grandes interprètes.

***

Depuis l’Antiquité, la terrifiante Médée a fasciné les poètes, les dramaturges et les compositeurs, mais aussi les peintres et, plus récemment, les cinéastes, comme Pier Paolo Pasolini : tous ont mis leur art au service de la magicienne qui se venge de l’infidélité de son amant, Jason, en égorgeant leurs deux enfants. Cavalli (1602-1676), Lully (1632-1687), Benda (1722-1795), ou Mayr (1763-1845), figurent au nombre des musiciens qui se sont emparés de cette histoire immortalisée par la tragédie d’Euripide créée en 431 avant JC. Darius Milhaud (1892-1974), Samuel Barber (1910-1981), et plus près de nous, Mikis Theodorakis (1991), Pascal Dusapin (1992) ou encore Rolf Liebermann (1998), ont eux aussi choisi de sonder « musicalement » les gouffres de violence et de cruauté où s’abîme une héroïne tout à fait hors norme.

Magicienne, épouse humiliée, amoureuse passionnée et mère monstrueuse, Médée attire la pitié tout en suscitant l’horreur. Le personnage apparaît dans le récit des exploits des Argonautes dont Homère fait déjà mention. Quand Euripide s’empare du sujet au cinquième siècle avant J.C, les principaux éléments du mythe sont fixés. Après avoir aidé les Argonautes à conquérir la Toison d’Or, Médée est abandonnée par Jason qui lui préfère la fille de Créon, le roi de Corinthe. Assoiffée de vengeance, Médée tue la famille de Créon. Euripide retient la version qui attribue aussi à l’épouse bafouée le meurtre de ses propres enfants. Dans sa tragédie, Sénèque reprendra le thème de l’infanticide. Dès lors, Médée ne cessera plus de hanter l’imagination des créateurs. Est-elle un « monstre » ? Ou faut-il considérer comme Pierre Corneille (1606-1684) dans son Examen (1660) consécutif à sa Médée (1635) qu’« on excuse sa vengeance après l’indigne traitement qu’elle a reçu de Créon et de son mari », et qu’en conséquence : « on a plus de compassion  du désespoir où ils l’ont réduite ». 

À la recherche de Médée

Offrant un étonnant compromis entre le classicisme et le romantisme naissant, la Médée de Luigi Cherubini (1760-1842) est vite éclipsée et elle ne réapparaît que dans la seconde moitié du XIXème siècle, dans une traduction allemande, avant que, en italien cette fois, elle ne bénéficie de la résurrection opérée par Maria Callas en 1953.


Maria Callas dans Médée, Covent Garden, 1959

On la donnera alors longtemps dans cette langue, incarnée par quelques grands sopranos à la suite de Callas. Enfin, à notre époque férue de retour aux versions originales, on cherche à retrouver la Médée de 1797, chantée en français, avec ses dialogues parlés. Mais connaîtrons-nous vraiment un jour le véritable visage de cet opéra français de Cherubini ? Une fois de plus, c’est au célèbre critique Eduard Hanslick (1825-1904) que nous devons une formule qui, en dépit d’une indéniable cruauté, résume parfaitement les données du problème. Pour Hanslick, il s’agit d’une oeuvre « hautement célébrée mais guère visitée, admirée de tous, mais aimée de peu ».Quand Johannes Brahms (1833-1897) affirme : « ‘Médée’ est l’œuvre qui, pour nous musiciens, représentait l’excellence en matière d’art dramatique », il fait déjà référence à une version concoctée un demi-siècle après la création de l’originale, alors même que Cherubini est mort depuis plus de dix ans. Cette déclaration de Brahms a de quoi intriguer aujourd’hui l’amateur d’opéra. Comment cet ouvrage assez peu connu, et de surcroit partiellement enseveli sous de multiples révisions, a-t-il pu exercer un tel pouvoir de fascination, et suscité tant d’admiration ?

Un ouvrage déconcertant

Médée occupe une place singulière dans la longue liste d’ouvrages qui s’inspirent d’une légende où se mêlent trahison, magie et crime. Une étrange destinée attendait l’ouvrage le plus réussi de ce Cherubini que Haydn (1732-1809) appelait son « fils bien-aimé » et Beethoven (1770-1827) « le premier parmi nos contemporains ». A sa création, le 13 mars 1797, Médée est reçue tellement froidement qu’elle disparaîtra totalement de la scène parisienne dès 1799 après trente-neuf représentations seulement. Le public du Directoire semble vouloir oublier au plus vite les heures sombres et sanglantes de la Révolution pour retrouver l’atmosphère réconfortante des ouvrages édifiants et sentimentaux qui triomphaient avant 1789.

Cette Médée a le défaut de rappeler un courant esthétique apparu dès l’Ancien Régime sur la scène lyrique française, le Schreckensoper, l’« opéra de terreur ». C’est ainsi que les Allemands qualifient les ouvrages qui multiplient les situations particulièrement violentes comme Les Danaïdes (1784) d’Antonio Salieri (1750-1825) qui en demeure la plus parfaite illustration avec ses quarante-neuf homicides ! Le dénouement tragique choisi par Cherubini était sans doute trop déstabilisant parce que trop effrayant. Une telle noirceur restait exceptionnelle pour l’époque, que ce soit à l’Opéra-Comique ou même à l’Opéra. Tout s’achève par l’agonie de Dircé, le meurtre des enfants, et la glaçante apparition de Médée sur le seuil du temple. Brandissant un poignard, la magicienne est entourée des trois Euménides, les déesses de la vengeance, et elle donne rendez-vous à Jason sur les bords du Styx, avant de s’envoler dans les airs au milieu des lueurs d’un incendie digne de l’enfer qu’elle promet à son époux. Le spectateur reste dans un état de sidération d’autant plus grand que Médée est donnée au Théâtre Feydeau où il attend un « opéra-comique », et non une tragédie sanglante même si conformément aux règles de la bienséance classique les meurtres n’ont jamais lieu sur scène.

« Un mélange assez disparate »

Au lendemain de la première, la critique souligne l’aspect composite de Médée décrite comme « un nouveau genre de spectacle qui n’est ni comédie, ni drame, ni tragédie, ni opéra-comique, ni grand opéra », mais « un mélange de tragédie chantée et de tragédie parlée assez disparate ». C’est en effet l’ouvrage d’un compositeur qui a expérimenté au cours de sa carrière tous les genres lyriques, aussi bien italiens que français, passant du registre de « l’opera seria » à celui de « l’opera buffa » en pratiquant une grande diversité de langages musicaux. La partition de Médée fait coexister plusieurs styles. L’air de Néris avec solo de basson : « Ah ! Nos peines seront communes », (Acte II, scène 4), constitue le plus émouvant cantabile  de l’ouvrage, en rappelant l’opéra baroque de Haendel. L’Acte III s’ouvre sur une scène de tempête, passage incontournable de la tragédie en musique française, depuis la tempête inaugurale de l’Iphigénie en Tauride (1779) de Gluck. Mais au-delà de la référence à la tempête et au monde infernal de Gluck, Cherubini adopte une écriture très audacieuse pour son dernier acte conçu comme un bloc.  

Médée est le troisième ouvrage que Cherubini donne au Théâtre Feydeau après Lodoïska (1791) et Eliza ou Le Voyage aux glaciers du Mont Saint-Bernard (1794). Le compositeur doit se conformer à certaines caractéristiques du répertoire joué sur la scène de ce théâtre et il doit en particulier respecter la nécessité de faire alterner morceaux de musique et dialogues parlés. La première version de Médée est donc un « opéra-comique », c’est-à-dire un ouvrage intégrant à sa partition des épisodes parlés, rédigés pour la plupart en alexandrins. On peut rappeler que, à la fin du XVIIIème siècle, la notion d’« opéra-comique » recouvre une réalité assez floue car le genre connaît alors une importante mutation à laquelle Cherubini apporte une large contribution avec un ouvrage hybride comme sa Médée qui fait la jonction entre l’Ancien Régime, la période révolutionnaire, et l’opéra romantique.

Les premiers mots prononcés par Médée ne sont pas chantés mais parlés, provoquant un effet de contraste saisissant avec une première partie qui a plongé l’auditeur dans une atmosphère pleine de gravité et de noblesse, rappelant l’art de la tragédie lyrique tel que l’a pratiqué Gluck (1714-1787). Le désespoir de Médée n’éclatera musicalement que dans sa célèbre prière d’une étonnante puissance dramatique : « Vous voyez de vos fils la mère infortunée ». Le personnage passe de la tendresse blessée au ressentiment de la femme abandonnée avant d’exprimer sa soif de vengeance lors d’une confrontation très tendue avec un Jason, inquiet et hésitant. D’emblée, on comprend comment l’ouvrage s’inscrit à la fois dans la tradition gluckiste de l’opéra français, tout en ouvrant la voie aux tourments et aux éclats du drame romantique.

Vers le romantisme

La complexité psychologique de l’héroïne et la concentration de l’action annoncent La Vestale (1807) de Spontini (1774-1851) ou encore Norma (1831) de Bellini (1801-1835) et même beaucoup plus tard, La Traviata (1853) de Verdi. L’influence de Médée sera considérable parce que le rôle-titre annonce les grandes héroïnes romantiques en exigeant non seulement de fortes qualités vocales, mais aussi un vrai tempérament de tragédienne comme celui de Maria Callas qui l’interprétera trente et une fois, entre 1953 et 1962, dans la version italienne de l’ouvrage. « Cet opéra, disait-elle, n’est pas du bel canto mais une représentation théâtrale, c’est parler avec de la musique ».

Cette œuvre annonciatrice de l’opéra romantique va devenir un véritable modèle durant tout le XIXème siècle où Beethoven, Weber, Schumann et Wagner ne cesseront de lui rendre hommage. Il est vrai que Cherubini réalise une brillante synthèse, utilisant les éléments de la tragédie lyrique française à la suite de Gluck, y associant une musique limpide et lumineuse à la manière italienne, excellant de surcroit à rendre la dimension tragique du drame par la richesse d’une orchestration annonçant la puissance symphonique de Beethoven.

Le Théâtre Feydeau

Quand Luigi Cherubini entreprend l’écriture de Médée, probablement dès 1792, il figure déjà parmi les musiciens français d’importance. Formé à l’école italienne, il est passé par Londres avant de s’installer à Paris en 1789 après le succès de Démophon créé à l’Opéra en 1788. A cette époque s’ouvre dans la capitale un nouvel établissement d’opéra italien, le « Théâtre de Monsieur »,  ainsi appelé en raison de la protection qui lui est offerte par Monsieur, frère du roi, futur Louis XVIII. Dans la tourmente révolutionnaire, ce théâtre change d’appellation et devient en 1791 le « Théâtre Feydeau » en prenant le nom de la rue où il est situé. Aucun rapport bien sûr avec l’auteur dramatique Georges Feydeau (1862-1921) car, à cette époque, la famille Feydeau est une famille parisienne dont les membres ont occupé de hautes fonctions au XVII et XVIIIème siècles.


Théâtre Feydeau

Le « Théâtre Feydeau » proposait un répertoire où alternaient l’« opera buffa » italien et l’opéra-comique français. La scène finira par fusionner en 1801 avec l’Opéra-Comique, son concurrent direct, où Etienne-Nicolas Méhul (1763- 1817), ami de Cherubini, faisait jouer le même type d’ouvrages.  

Si Médée est créée au Théâtre Feydeau, c’est parce que l’Opéra a refusé le livret conçu par François-Benoît Hoffmann (1760-1828), qui va confier ensuite son livret à Cherubini. Le compositeur consacrera plusieurs années à l’achèvement de sa partition car il mène plusieurs autres projets en parallèle.

Il n’est pas inutile de souligner que, à l’Opéra, l’acceptation du livret constituait la première étape à franchir. Ce n’est qu’après l’accord d’un comité de lecture que le compositeur se mettait au travail. Ce détail met en lumière l’importance accordée au texte considéré comme prioritaire par rapport à la partition. Médée offre d’ailleurs une qualité littéraire très soignée qui sera malheureusement occultée par la traduction en italien et les nombreuses coupures et modifications qu’elle a entraînées.

La création de l’ouvrage au Théâtre Feydeau présentait plusieurs avantages : on pouvait y entendre un des meilleurs orchestres de Paris, ainsi que des artistes de haut niveau. Il semble que le rôle-titre ait été conçu pour Madame Scio (1768-1807), dont les qualités de tragédienne étaient bien connues. Le théâtre bénéficiait également de machinistes et de décorateurs ingénieux qui permirent de conclure la représentation sur un spectaculaire incendie.

La force d’un mythe

François-Benoit Hoffmann a choisi d’adapter la tragédie d’Euripide en la simplifiant afin de mieux concentrer l’action sur l’évolution des sentiments de la terrible magicienne. Le librettiste a aussi comme modèle la pièce de Sénèque et la première tragédie de Pierre Corneille (1606-1684), Médée (1635), déjà adaptée à l’opéra. Le sujet n’est pas nouveau sur les scènes lyriques : Il Giasone (1649) de Francesco Cavalli (1602-1676) est un des plus grands triomphes du XVIIème siècle et après le Thésée (1675) de Lully (1632-1687) qui s’inspire des Métamorphoses (1er siècle) d’Ovide, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) et son librettiste Thomas Corneille (1625-1709) ont livré un saisissant portrait de Médée dans une tragédie en musique qui réutilise tous les éléments du théâtre antique. Conformément à la doctrine de l’imitation des Anciens, Charpentier réunit texte, danse et musique pour doter son héroïne de motivations humaines profondes qui susciteront la compassion du spectateur. Car pour qu’un ouvrage rencontre le succès, il est nécessaire que s’élabore un processus d’identification. Mais comment le spectateur pourrait s’identifier à un personnage aussi monstrueux que Médée ? C’est le défi que doivent relever tous ceux qui mettent en scène une mère infanticide. Il faut justifier la vengeance de Médée autant que faire se peut afin d’atténuer sa culpabilité. Chez Cherubini, le personnage sera déchiré entre son obsession de revanche et ses sentiments maternels même s’ils se révèlent éphémères devant sa fureur croissante.

Métamorphoses de la magicienne

Comme d’autres opéras de Cherubini, Médée doit sa première résurrection aux Allemands. Le 1er mars 1855, pour la reprise de l’ouvrage à Francfort-sur-le-Main, Franz Paul Lachner (1803-1890), musicien et chef d’orchestre wagnérien, compose des récitatifs en allemand pour remplacer les dialogues parlés. Il inaugure ainsi une suite de révisions successives.


Sonya Yoncheva dans Médée, Berlin State Opera, 2018

La version élaborée par Lachner est rapidement diffusée en Allemagne. Puis, en 1865, Londres découvre Médée en italien avec des récitatifs du compositeur et chef d’orchestre Luigi Arditi (1822-1903) à qui l’on doit une célèbre valse chantée, Il Bacio. Mais c’est en 1909, lors de la création italienne à la Scala de Milan, sous la direction de Toscanini, que s’impose la version la plus courante aujourd’hui, c’est-à-dire celle qui comporte les récitatifs de Lachner traduits en italien par Carlo Zangarini (1874-1943). C’est cette Medea en italien qui suscite l’enthousiasme du public le 7 mai 1953, au Mai musical Florentin, quand Maria Callas, avec toutes les ressources de son formidable talent de tragédienne, révèle au public une œuvre totalement oubliée. Dans Le Courrier Lombard, Teodoro Celli souligne l’adéquation parfaite entre le rôle et son interprète : « Hier soir, Médée était Maria Callas (…). Elle donna à Médée-la-magicienne une musicalité farouche, cruellement intense dans le registre grave, terriblement incisive dans l’aigu. Mais elle a eu des accents déchirants pour Médée-amante et émouvants pour Médée-mère. » Il ajoute que Maria Callas a incarné le personnage avec « toute son ardeur et une humble fidélité à Cherubini ». Des sopranos comme Leonie Rysanek ou Gwyneth Jones et des mezzo-sopranos comme Grace Bumbry ou Shirley Verrett incarneront à leur tour la terrible Médée, partagée entre son obsessionnel désir de vengeance et l’attachement à ses enfants.

Maria Callas sera de nouveau Médée dans le film de Pier Paolo Pasolini en 1969 mais elle y incarnera alors le personnage sans chanter une seule note, sans même prononcer un seul mot.

Aujourd’hui, l’essentiel est de retrouver la version originale en français, telle qu’elle a été créée en 1797 à Paris, telle que Luigi Cherubini l’a voulue.

Catherine Duault

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading