Rencontre avec Lucile Richardot, une voix qui vient du choeur

Xl_richardot © IGOR STUDIO

Il y a peu, nous évoquions Songs donné au Théâtre de la Croix-Rousse dans le cadre du festival d’Ambronay. Mariage des plus réussis entre chant lyrique et théâtre, ce spectacle (en tournée) permet de découvrir un pan de l’univers musical anglais du XVIIe siècle en écho au disque de Lucile RichardotPerpetual Night, enregistré aux côtés de Sébastien Daucé et de l’Ensemble Correspondances. La cantatrice a accepté de nous rencontrer à cette occasion afin de parler de ce spectacle bien sûr, mais aussi de son parcours, de ses expériences, ou encore de ses projets.

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Avant de devenir chanteuse, vous étiez journaliste. Comment passe-t-on du journalisme à une carrière de chanteuse lyrique ?

Lucile Richardot : C’est assez simple : j’ai toujours chanté, et même en travaillant, je faisais partie de chœurs et d’ensembles vocaux. Mais pour ne rien cacher, ça ne marchait pas trop dans le journalisme : je travaillais dans la presse médicale, la presse municipale aussi. Au final, je m’étais retrouvée à faire un petit peu de régie d’orchestre pour un chœur et un orchestre étudiant dont je faisais partie. Au bout du compte, je n’arrivais pas à travailler efficacement. Et puis un jour on m’a proposé de me payer pour chanter, et je me suis dit que ça avait l’air tellement plus facile de vivre là-dedans ! Comme je n’avais pas beaucoup d’argent, j’ai intégré un conservatoire (ce qui revenait moins cher que des cours individuels), puis j’ai vu une affiche de recrutement pour la Maîtrise de Notre Dame, et là tout a réellement commencé : la Maîtrise de Notre Dame c’était – et c’est toujours – une formation à temps plein. J’ai donc lâché petit à petit le journalisme, mais je ne venais pas de nulle part non plus : j’avais toujours chanté. Le cursus n’était d’ailleurs pas pour moi une façon de savoir chanter, c’était plutôt une façon de me faire un réseau et de savoir comment fonctionnait ce milieu. Mais j’ai quand même passé cinq ans à nettoyer toutes mes mauvaises habitudes acquises depuis l’enfance à chanter en chœur.

Vous avez déjà dit que cette expérience avec les chœurs vous a beaucoup aidée pour le travail de la prononciation que l’on souligne régulièrement chez vous. Est-ce que cette expérience vous a apporté d’autres choses qui vous servent aujourd’hui ?

La vitesse de déchiffrage : j’ai toujours été habituée à monter des pièces très vite, du jour pour le lendemain, et c’est vrai que ça donne une bonne habitude de lecture. Une conscience harmonique aussi, l’habitude d’écouter les autres. Il n’y a rien qui me libère plus que lorsque je suis dans un opéra et que, enfin, il y a un duo, un trio, ou alors, magie de la magie, un quatuor. La polyphonie, c’est vraiment quelque chose que je garderai toujours et que j’ai plaisir à retrouver justement dans les opéras où les compositeurs ont pensé à en faire un petit peu. Ce n’est pas donné à tous les chanteurs solistes, parce qu’ils vibrent parfois tellement large que la polyphonie ne marche plus. Ils peuvent parfois oublier les autres, alors que l’harmonie, c’est si simple : tout est logique, tout s’imbrique, on se passe tous les notes. Je pense que c’est cette habitude-là que j’ai gardée du chœur, et surtout ce plaisir. C’est formateur pour bien des choses. J’oserais dire aussi pour avoir un bon esprit de groupe. Ce n’est pas une façon de se nier en tant que chanteur, mais une façon de faire aussi vraiment attention aux autres, de les intégrer dans sa musique, dans sa logique artistique, ce qui est vraiment un esprit de camaraderie qu’on ne retrouve pas par exemple dans le milieu du bel canto où les gens ne se connaissent pas forcément, où c’est parfois une question d’agent. Pour ma part, je n’ai pas d’agent, et quand j’intègre une troupe, c’est parce que le chef a voulu que je sois là, parfois des directeurs de festivals. Je retrouve alors mes camarades qui sont dans le chœur, et ça, ça fait une autre fusion, ça fait une autre musique, et une autre mise en scène aussi.

En parlant de chef, cela fait un petit moment maintenant que Sébastien Daucé, l’Ensemble Correspondances et vous, vous vous connaissez. Avec ces expériences passées communes, votre façon de travailler a dû évoluer avec le temps, que cela soit pour l’album ou le spectacle ?

C’est vrai qu’il avait vraiment en tête pour ce disque de faire un programme sur mesure pour moi, quitte à transposer des pièces (mais dans la musique de cette époque-là, et pas uniquement en Angleterre, on avait l’habitude de transposer les airs pour faire en sorte que ça aille le mieux possible aux chanteurs). Du coup, on a vraiment construit ce disque ensemble. On s’est donné des rendez-vous à la Bibliothèque Nationale pour lire des kilomètres de musique tous les deux, en notant sur 20 selon nos préférences (c’est ainsi que Sébastien fonctionne de façon assez rigolote). Ensuite, comme j’étais en production à l’opéra, c’est lui qui a écrasé tout le travail d’exhumation des fac-similés, des sources dans les bibliothèques anglaises ou dans d’autres bibliothèques. C’est finalement lui qui a fait tout le travail musicologique, tout le travail de restitution, tout le travail d’adaptation,… Je lui faisais une confiance aveugle. De toute façon, depuis le temps qu’on travaille ensemble, je sais que je peux y aller les yeux fermés avec lui. Je lui fais une confiance absolue, même pour des projets dont je ne connais que le titre et rien du contenu détaillé !

Songs est loin de l’exercice de récital classique qui suit souvent la sortie d’un disque. Comment est venue l’idée d’un tel spectacle ?

Lorsqu’il s’est agi de diffuser le concert derrière le disque, je ne me souviens plus de qui venait l’idée au départ… Je revois juste notre déléguée générale me dire que ce serait peut-être un peu difficile de proposer une formule récital, que c’était peut-être un peu rébarbatif, et que ça n’allait pas parler aux gens.

Vu qu’on avait déjà fait deux mises en scène avec Correspondances (Les Histoires sacrées puis Le Ballet royal de la nuit), je crois qu’ils se sont dit : « Allez, maintenant on est rôdé, on va tenter une mise en scène de ce qui est impossible à mettre en scène ». Comme c’est à l’origine une enfilade de perles assez courtes, qui n’ont pas forcément de lien entre elles, il s’agissait d’essayer d’inventer une histoire ex nihilo de petites « piécettes » pour lesquels il fallait trouver un fil. On a alors beaucoup réfléchi, notamment sur la tournure que ça allait prendre. Il y a eu pas mal de réunions avec Samuel (Achache). On a fait un premier travail de recherche et d’improvisation, puisque c’est son mode de fonctionnement : on s’est retrouvés pendant une dizaine de jours à Royaumont en avril-mai, et avec les deux comédiennes (Margot Alexandre et Sarah Le Picard), on a essayé d’inventer des scènes, de partir d’un postulat. Lui avait quand même clairement dans l’idée qu’on pouvait partir d’une histoire de femme : une femme qui avait soudainement un doute au moment de se marier, qui s’enfermait dans les toilettes et qui disparaissait. Il avait aussi envie de travailler sur une matière précise qui était la cire. C’est tout ce qu’on avait comme substrat. Il a ensuite fallu construire tout le reste. Du coup, pour laisser la place à la parole et à l’improvisation théâtrale, on a dû élaguer beaucoup de musique. Pour des raisons d’espace scénique, de possibilité de jeu, et puis sans doute de budget aussi – il ne faut pas se voiler la face –, nous avons aussi envisagé le projet scénique avec moins de chanteurs que sur le disque ou pour les concerts où nous sommes cinq en tout.

Dans le spectacle, vous interprétez le rôle de la mère qui est ici la mère fantasmée dans l’esprit de la mariée, mais aussi le souvenir plus réel de la mère, comme dans la scène où vous prenez le thé ensemble. Comment avez-vous construit ce personnage qui naît finalement de l’esprit mais aussi de la réalité ?

Au fil des improvisations, j’ai été poussée dans des extrêmes : on m’a demandé de faire la drama queen au début avec des poses impossibles, je me roulais par terre, je pleurais, je me lamentais, je hurlais,… On a essayé la caricature totale, des choses beaucoup plus mutiques : je devais être malade parce que l’écoulement des peines ne se faisait plus. Finalement c’est encore quelque chose qu’on est en train de chercher, et je pense qu’on va passer encore plusieurs représentations à finir de construire ce personnage car, initialement, il était un peu trop caricatural. Les retours que j’ai eus de la générale ou des filages qu’on a faits avant, c’est qu’on voit bien une évolution psychologique des deux personnages des sœurs, mais que le mien est assez statique. Il faut dire qu’au départ, je parlais beaucoup plus dans le prologue (la scène où tout le drap est répandu), mais j’étais davantage la mère pressée. Du coup, on m’a plutôt fait rentrer comme une espèce de spectre, de vecteur de la conscience du personnage de Sylvia. Je symbolise son basculement. En fait, je crois que ce qui caractérise mon personnage pour l’instant, en l’état actuel des représentations, c’est que quand je chante, je suis un état idéal : une mère aimante, réconfortante, consolatrice.  Je reprends alors le masque du fantasme de ce que la fille aurait bien aimé que sa mère fasse ou soit. Mais dès que je parle, je suis la mère frustrée, aigrie, castratrice. Je suis également le porte-voix de tout ce qui ne va pas chez elle : je chante ses peines, ses doutes, toute la mélancolie…

Justement,  pourquoi n’est-ce pas vous qui interprétez la mariée mélancolique (qui serait alors le rôle chanté) ?

Les comédiennes étaient là pour faire ce qu’elles savent faire, c’est-à-dire du théâtre, et donc les rôles-clefs les plus actifs devaient être elles. Moi, je suis davantage un contrepoint. C’est pour ça que le coup de projecteur est quand même donné sur les deux sœurs qui animent vraiment tout ce manège, toute cette histoire qu’elles se racontent, qui n’est pas vraiment réelle, qui se passe plutôt dans leurs têtes ; et moi je suis plus perçue comme un contrepoint, une illustration. Il n’a jamais été évoqué que ce soit moi qui fasse la mariée. Je pense qu’il y a un trop gros poids théâtral sur les épaules de ce personnage et que j’avais déjà beaucoup à faire. Ce n’est pas que je n’aurais pas été capable, mais je n’étais pas là pour ça, alors que les comédiennes, oui. Le choix s’est simplement fait comme ça.

Vient la fameuse question concernant vos projets. Quels sont ceux que vous avez ? Est-ce que vous attendez l’un d’eux plus particulièrement ? Y-a-t’il plus globalement un rôle que vous rêvez d’interpréter un jour ?

Alors le rôle que je rêve d’interpréter un jour… Il y en a deux, mais dans le même opéra ! Dans les Dialogues des Carmélites de Poulenc, j’aimerais bien faire Mère Marie ou la Prieure. Sachant qu’on entend Mère Marie jusqu’à la fin. Elle survit même à l’échafaud. La Prieure, elle, meurt assez vite, mais c’est tellement beau. Ce sont vraiment des rôles poignants, des histoires poignantes... tout est réussi : la musique, l’histoire, la psychologie des personnages, l’intensité dramatique parce que c’est sur un fond historique. J’adore. Effectivement, ce n’est pas mon cœur de répertoire, mais j’y viens tout doucement. Je fais du Berlioz en ce moment : la semaine prochaine je serai aux Etats-Unis pour chanter ce compositeur avec John Eliot Gardiner. Ensuite, on va poursuivre la tournée avec des dates européennes (Amsterdam, Versailles, la Philharmonie de Paris). Donc ça, c’était déjà un gros challenge pour moi cette année, en plus de la mise en scène, la sortie du disque, pas mal de projets personnels qui sont arrivés en même temps et qui sont sources de remise en question puisqu’il a fallu que je reprenne des cours de chant. Ce programme anglais, c’était une grosse prise de risque puisqu’il ne s’agit pas d’un répertoire connu, et que c’est un petit saupoudrage de pièces. Il s’agissait quand même de mon premier disque solo, ce qui n’est pas anodin. Il y a également plusieurs projets d’albums en fin d’année prochaine, ou l’année suivante. J’ai aussi des projets scéniques assez sympathiques à venir, dont ma première Geneviève dans Pelléas et Mélisande, mais dans deux ans et demi. Tout ça sont des paliers importants car on me reconnaît aussi en tant que chanteuse qui peut tout chanter. C’est vrai que le domaine baroque, c’est un peu la niche, ce qui me va aussi : c’est un milieu et un esprit que je revendique, mais un chanteur doit savoir tout chanter. Sinon, il y a plein d’autres très beaux projets, même semi-scéniques : je vais enfin aborder un rôle que j’adore, bien que je ne connaisse pas encore très bien l’opéra dans son ensemble. Il s’agit de Semele de Haendel, avec à nouveau Gardiner. L’air de Junon, c’est un air que j’ai chanté durant toutes mes années d’études. Je ne m’imaginais pas un jour, enfin, pouvoir le chanter sur scène. Il y a plein de choses comme ça, qu’on passe sa vie à aborder juste d’un point de vu restreint pour les concours, pour les études, et puis le jour où ça devient concret, on se dit : « enfin je fais corps avec l’œuvre ». Donc ça, c’est un grand plaisir. Il y a d’autres œuvres où on se dit : « pourquoi je n’ai pas travaillé ces airs-là pendant mes études ? J’aurais gagné un temps fou ! ». Ce métier est parsemé de contradictions. De regrets, de grandes joies,… rarement de remords quand même !

(Propos reccueillis par Elodie Martinez le 3 octobre 2018)

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