Portrait : Calixto Bieito

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Il est de bons artisans qui, spectacle après spectacle, livrent toujours un travail de qualité égale, passionnant ou non, mais solide, prévisible, clefs en main. Calixto Bieito, qui va faire ses débuts tardifs à l’Opéra de Paris dans quelques jours avec Lear d’Aribert Reimann, n’est pas de ceux-là : tantôt il captive, tantôt il aligne des clichés théâtraux qui agacent (tantôt, rarement, il reste en retrait et fait le service minimum, comme dans la Carmen que l’Opéra de Paris va présenter la saison prochaine – c’est heureusement une exception, mais on ne comprend pas que Stéphane Lissner n’ait pas trouvé de meilleure production de Carmen à acheter !). Au moins, même dans ses moins bons moments, Bieito montre toujours qu’il est un remarquable artisan du théâtre : il n’y avait pas beaucoup d’émotion dans son Fidelio de l’Opéra de Munich, ni beaucoup d’ambition interprétative, mais les évolutions de l’immense décor de néons qui marquait autant l’enfermement carcéral que la lumière de l’espoir étaient d’une virtuosité à couper le souffle, et sa direction d’acteurs est d’une précision et d’une pertinence sans failles. Cette qualité artisanale n’a l’air de rien, tant le concept et les belles images qui impressionnent sont souvent tout ce qu’on retient d’un spectacle, mais la capacité de Bieito à donner à tous les éléments de ses spectacles – le jeu d’acteurs, les évoluions du décor, les costumes, mais aussi la lumière – une cohérence, son sens du rythme d’un spectacle et d’une scène, tout cet artisanat raffiné est la base d’un art théâtral sans lequel il est vain d’essayer de donner du sens à l’œuvre présentée.

En France où Bieito a jusqu’ici peu travaillé, son travail n’a pas une bonne image auprès de beaucoup d’amateurs d’opéra. Violence, sexe, vulgarité : voilà les aimables qualités attribuées à Bieito quand on ne le connaît que par ouï-dire. C’est un fait, Bieito n’a pas peur des extrêmes des émotions humaines et des actions dans lesquelles ils entraînent l’homme – mais, après tout, le répertoire lyrique n’est pas fait que de fins heureuses. Quand la Sacristine, dans sa mise en scène de Jenůfa à Stuttgart, commet l’irréparable, Bieito choisit de montrer son crime sur scène : c’est presque insoutenable, mais on y voit aussi, surtout, la détresse d’une femme, l’ivresse noire de la transgression, le désespoir poussé à la folie. Ce n’est pas tellement la violence, qu’il montre avec l’outrance théâtrale qu’il hérite de ses prédécesseurs des années 1970, qui l’intéresse ; le sang qui coule dans ses spectacles n’est pas l’hémoglobine immédiate du cinéma d’action, c’est du sang de théâtre : ce qu’il entend montrer, c’est ce que la violence fait aux hommes, aux victimes mais aussi à ceux qui la mettent en œuvre. C’est sans doute pour cela qu’il a si bien réussi le War Requiem de Britten, bouleversante mise en lumière de cette violence suprême qu’est la guerre : créé à Bâle, ce spectacle qui avait la force de l’évidence ne montrait pas que la cruauté de la guerre, il soulignait aussi la position impossible de Britten, dont l’idéal absolu de paix entrait en contradiction avec l’évidente nécessité de l’écrasement du nazisme. Bieito faisait jouer deux incarnations de la paix et de la guerre, deux figures féminines : l’une, la Paix, regardait sans réagir ce qui se passait sous ses yeux, capable seulement à la fin du spectacle de déposer des fleurs sur la tombe des morts ; l’autre, la guerre, hagarde, tantôt compatissante, tantôt impitoyable, était incarnée par la soprano solo à qui Britten a confié le texte latin de la messe des morts. Leurs évolutions autour des figures de soldats étaient on ne peut plus représentatives du meilleur Bieito : une déploration bouleversante sur la souffrance humaine et sur la capacité autodestructrice de l’homme.

Certainement, beaucoup de spectateurs d’opéra ne souhaitent pas les voir sur scène, cette violence, cette souffrance, et on ne peut pas dire que le monde lyrique d’aujourd’hui manque de spectacles inoffensifs et aisément digestibles, quitte à rendre inoffensifs et gentiment désuets les œuvres auxquelles on les dit fidèles, au lieu d’en faire voir la force et la nécessité. Bieito, lui, qui du reste a le bon goût de ne pas s’intéresser aux œuvres qui ne sont que divertissement, va à l’essentiel, et prend les chefs-d’œuvre qu’il met en scène assez au sérieux pour chercher à susciter chez le spectateur quelque chose comme un choc originel. Ce n’est pas Bieito qui choque, ce n’est pas lui qui provoque : c’est à la fois la radicalité qu’il met au jour dans les œuvres et la conscience qu’il fait naître parfois chez le spectateur d’avoir été empêché par toute une tradition lénifiante de voir l’œuvre en face.

Peut-être, d’ailleurs, le Lear parisien appartiendra-t-il à la catégorie des spectacles superficiels de Bieito, peut-être en sera-t-il de même de La Juive de Halévy, dont la première aura lieu un mois plus tard à Munich avec Roberto Alagna. Peut-être, mais la beauté sombre et l’humanisme de ses meilleures productions méritent en tout cas qu’on prenne le risque.

Dominique Adrian

Lear à l'Opéra National de Paris, du 20 mai au 12 juin 2016

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