Manon, du rêve du passé à une vérité moderne

Xl_manon-massenet-opera © DR

Le Grand Théâtre de Genève (provisoirement installé dans l’Opéra des Nations le temps de sa rénovation) ouvre sa saison 2016-2017 ce lundi 12 septembre avec une nouvelle production de Manon, signée Olivier Py qui met notamment en scène Patricia Petibon dans le rôle-titre et Bernard Richter en Chevalier des Grieux.
L’occasion de revenir sur l’opéra qui fera de Jules Massenet « l’historien musical de l’âme féminine » et qui dépeint surtout une « héroïne moderne et bouleversante », annonciatrice de quelques autres (de Traviata à Lulu), cherchant sa place dans une « société dont elle veut passionnément être la reine » tout en étant en quête d’un amour susceptible de la combler. En attendant d’assister à cette nouvelle production, nous revenons sur cette Manon pétrie de contradictions.

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C’est grâce au succès de Manon que Jules Massenet va devenir le compositeur d’opéra français le plus populaire de son époque. Durant une vingtaine d’années, il dominera la scène lyrique en s’imposant comme « l’historien musical de l’âme féminine », selon la fameuse définition de Claude Debussy qui affirme : « On sait combien cette musique est secouée de frissons, d’élans, d’étreintes qui voudraient s’éterniser. Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques ; on s’y penche sur le front des femmes pour savoir à tout prix ce qui se passe derrière ».
Qui est, précisément, Manon ? Tour à tour innocente et fragile puis irrésistible et sûre d’elle-même, elle semble surtout frivole et insouciante. Quand elle se montre ingrate et infidèle c’est pour mieux devenir implorante et caressante l’instant d’après. De la jeune fille pleine d’espérances à la courtisane déchue et rejetée, l’héroïne suit un parcours fascinant qui conduit une touchante écervelée au seuil de la grandeur tragique. C’est sans doute son trop naïf amant, le chevalier Des Grieux, qui donne de l’insaisissable Manon la meilleure définition : « On l’appelle Manon, elle eut hier seize ans. En elle tout séduit... la beauté, la jeunesse, la grâce ! Nulle voix n’a de plus doux accents, nul regard, plus de charme avec plus de tendresse… ».  En adaptant le célèbre roman de l’abbé Prévost, Massenet fait revivre un siècle qu’il affectionne, le XVIIIème, dont l’atmosphère raffinée et sensuelle exerce une véritable attraction sur le public du XIXème siècle finissant. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour assurer un succès durable à cet opéra-comique : le public ne pouvait que s’enthousiasmer pour ce couple d’amants mythique vivant une passion tragique dans un siècle idéalisé à travers un genre lyrique qui avait fait ses preuves.

« Manon, Manon tout court »

L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) est un des romans français les plus célèbres. Septième et dernier tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, l’ouvrage doit sans doute quelques détails à l’existence tumultueuse de son auteur, Antoine-François Prévost (1697-1763). Ancien bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, écrivain, journaliste, « l’abbé Prévost » entraîne son lecteur dans le Paris de 1720 où il a peut-être lui-même croisé des Manon et des chevaliers Des Grieux pris entre les mirages de l’amour et les cruels compromis de la vie facile.


Jules Massenet

Dans ses Souvenirs, Jules Massenet raconte qu’à l’automne 1881, Henri Meilhac (1831-1897) lui propose un livret qu’il refuse car il ne l’inspire pas du tout. C’est un comportement habituel chez le musicien qui examinera toujours d’un œil très critique les livrets qu’on lui soumet. Le compositeur prétend qu’il contemplait les rayons de la bibliothèque du librettiste, quand son regard fut soudain attiré par un titre qui le « frappa comme une révélation.  ‘Manon’ ! M’écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.
– ‘Manon Lescaut’, c’est ‘Manon Lescaut’ que vous voulez ?
– Non ! ‘Manon’, ‘Manon’ tout court ; ‘Manon’, c’est ‘Manon’ ! »

– Venez demain (…) me dit Meilhac, je vous raconterai ce que j’aurai fait. »
Massenet ajoute : «  L’idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C’était le rêve réalisé. »

Il est certain que le compositeur a lu avec le plus grand intérêt le roman de l’abbé Prévost qu’il a annoté ; mais son récit est trop romancé pour correspondre à la réalité... Massenet relate que, dès le lendemain de sa visite, les deux premiers actes étaient déjà écrits par Henri Meilhac et Philippe Gille (1831-1901). Gille est devenu le nouveau collaborateur de Meilhac qui s’était séparé vers 1880 de son célèbre complice Ludovic Halévy (1834-1908). Gille avait aussi collaboré à l’écriture de Lakmé (1883) de Léo Delibes.

Le récit du voyage que Massenet prétend avoir effectué à la Haye sur les traces de l’abbé Prévost semble lui aussi procéder d’une volonté de reconstitution. Les Souvenirs évoquent un mystérieux Hollandais amateur de musique qui serait à l’origine de ce pèlerinage. Dans une lettre à son épouse, le 4 août 1882 Massenet indique : « (…) J’ai le projet d’aller à La Haye, tout seul, me cacher dans la maison habitée par l’abbé Prévost, là où il a écrit ‘Manon Lescaut’ (…) Je composerai dans cette retraite toute la scène entre Manon et Des Grieux dans le Séminaire. »


Manon : création

Quoi qu’il en soit, le 2 février 1882 Massenet signe avec son éditeur Georges Hartmann un contrat portant sur Manon. La correspondance du musicien révèle les principales étapes du travail de composition qui s’effectue de mai à octobre 1882. Selon son habitude, Massenet a aussi participé à l’élaboration du livret pour lequel il s’attribue l’idée de deux tableaux essentiels, celui de Saint-Sulpice (Acte 3) et celui de l’hôtel de Transylvanie (Acte 4). L’orchestration commencée en mars 1883 s’achève au mois d’août. Les répétitions débutent en septembre et la première a lieu le 19 janvier 1884 sur la scène de l’Opéra-Comique. C’est un  événement considérable. Le compositeur s’était déjà illustré sur la scène lyrique parisienne avec Le Roi de Lahore en 1877. Manon suscite d’emblée des réactions violentes et contradictoires, tout en asseyant définitivement la popularité de Massenet en France, puis rapidement, dans le reste du monde.

« La foule assiège le bureau de location de l’Opéra-Comique. Le public a pris feu et les journaux assurent que les fauteuils, les loges, les partitions s’enlèvent à prix d’or et que jamais on ne vit succès pareil. » C’est en ces termes qu’un critique rend compte de la première de Manon avec une évidente pointe d’ironie ! D’autres commentaires souligneront que Paris n’a plus d’autre préoccupation que cet événement musical retentissant. Le public s’enflamme mais la critique se divise autour d’une partition dont elle redoute la nouveauté parce qu’elle semble bousculer les conventions d’un genre, l’opéra-comique.

Du roman à l’opéra-comique : « N’est-ce plus Manon ? »

Avant que Massenet ne s’en empare, le roman de l’abbé Prévost avait déjà tenté plusieurs compositeurs. En 1830, Jacques Fromental Halévy (1799-1862) écrit la musique d’un ballet-pantomime qui ne rencontre guère de succès. La Manon Lescaut (1856) de Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) disparait, elle aussi, très rapidement de l’affiche. Il faut attendre Massenet, puis Puccini (1893) et Hans Werner Henze (Boulevard Solitude, 1952) pour que Manon trouve enfin sa voix.

« Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait ? »
s’interroge Alfred de Musset (1810-1857), fasciné par le personnage de l’abbé Prévost. « Cette héroïne est tellement vraie qu’il me semble l’avoir connue » renchérit Alexandre Dumas fils (1824-1895) dans La Dame aux camélias (1848) quand il évoque Manon en établissant un parallèle entre sa destinée et celle de son héroïne, Marguerite Gautier. Manon aurait-elle le privilège de se distinguer des autres personnages imaginaires par une présence particulière, un singulier effet de réalité qui en ferait un être de chair et de sang par-delà les mots et les notes ?


Marie Heilbron, lors de la création du rôle de Manon à l'Opéra Comique

En passant du roman à la scène lyrique, le personnage de Manon semble n’avoir rien perdu de cette étonnante authenticité. « C’est ma vie, mais c’est ma vie cela ! » se serait écrié la créatrice du rôle, la soprano Marie Heilbron (1851-1886) en prenant connaissance de la partition de Massenet. 
Pourtant adapter un roman pour la scène lyrique est un exercice périlleux. Comment restituer fidèlement toute la richesse d’une œuvre littéraire qui peut multiplier péripéties et analyses pour installer le lecteur au cœur d’un personnage ? Dans le roman de l’abbé Prévost, l’histoire de Manon et de Des Grieux nous est racontée d’après des confidences que le narrateur aurait recueillies. Comment donner une existence scénique à cette confession ?  Le librettiste doit opérer des choix en redonnant une cohérence nouvelle à un scénario nécessairement réducteur. Toute adaptation théâtrale entraîne sa part d’infidélité et Manon ne fait pas exception à la règle.
Dans l’opéra, Manon connaît presque simultanément la naissance de l’amour et celle de l’attirance pour une vie facile faite de plaisirs étourdissants (Acte 1, scène 8). Quelques douces paroles de Des Grieux suffisent pour la conquérir : « A vous ma vie et mon âme ! A vous ! A vous toute ma vie à jamais ! » Et les amants s’enivrent déjà du bonheur qui les attend : « A Paris !... A Paris, tous les deux, Nous vivrons à Paris, tous les deux ! ». Mais quelques mesures plus loin, Manon regrette de ne pas partager l’existence de ces actrices qu’elle a aperçues parées de riches toilettes et de bijoux : « Ah ! Combien ce doit être amusant… De s’amuser… toute une vie ! ».


Patricia Petibon dans Manon (Opéra des Nations, Genève, 2016)


Bernard Richter (Chevalier Des Grieux), Patricia Petibon (Manon)

Une telle versatilité jette un doute sérieux sur la sincérité des sentiments de l’héroïne. Plus tard, Manon se persuade assez facilement qu’elle n’est plus digne de l’amour de Des Grieux et qu’elle doit suivre son destin : « être reine par la beauté », autrement dit céder aux avances du riche Brétigny… L’air fameux « Adieu notre petite table » (Acte 2, scène 4) révèle bien le remords et la nostalgie d’un bonheur perdu mais la crédibilité de cette lutte intérieure est fragilisée par la soudaineté du revirement qui l’a provoquée. On serait tenté de reprendre la brûlante question de Manon à Des Grieux quand elle essaie de le reconquérir dans la fameuse scène de Saint-Sulpice (Acte 3, scène 7) : « N’est-ce plus Manon ? ».
Que reste-t-il de la complexité de l’héroïne imaginée par l’abbé Prévost ? C’est peut-être pour conjurer les effets de l’inévitable simplification qu’entraînait l’adaptation du roman que le musicien et ses librettistes ont choisi de reprendre mot à mot les vers d’Alfred de Musset : « Manon ! Sphinx étonnant ! Véritable Sirène ! Cœur trois fois féminin !... » (Acte 4, scène 3). Ces paroles chantées par Des Grieux sont directement empruntées au premier chant de Namouna (1831). Cette citation d’un poète qui se souvient lui-même d’un personnage de fiction entraîne l’auditeur dans une spirale de correspondances et de souvenirs. La question de l’infidélité au modèle conduit à rechercher dans le langage musical la véritable expression des contradictions de l’héroïne.
C’est dans la musique que « sonne vrai » la complexité d’un personnage auquel les plus grandes interprètes ont souhaité se confronter : depuis Mary Garden ou Nellie Melba, en passant par Renata Scotto ou Beverly Sills, Renée Fleming ou Natalie Dessay  pour n’en citer que quelques-unes. Tous les registres vocaux sont sollicités : brillant et léger, intimiste et dramatique. La caractérisation psychologique se construit à travers l’inventivité et la souplesse de l’écriture musicale comme en témoigne d’emblée le premier air de Manon : « Je suis… encor… tout étourdie… » (Acte 1, scène 4). A sa descente du coche d’Arras, elle reste interdite devant « tant de choses nouvelles » qu’elle admire « de tous ses yeux ». Les sensations et les idées qui se bousculent et s’emmêlent dans sa tête charmante guident la mélodie et l’orchestre. La spontanéité et la candeur du personnage aboutissent à une conclusion orchestrale qui éclate comme le rire perlé de la jeune fille.    

Le rêve du passé

Jules Massenet a toujours tenu à préciser le genre auquel appartenait chacune de ses œuvres. Manon n’échappe pas à la règle et porte en sous-titre : « opéra-comique en cinq actes et six tableaux ». Le compositeur n’utilisera qu’une seconde fois la dénomination d’opéra-comique ; ce sera dix ans plus tard pour Le portrait de Manon. Les ouvrages destinés à l’Opéra-Comique se caractérisaient par une alternance entre scènes parlées et scènes chantées. Une clause restée en vigueur jusqu’en mars 1882 allait jusqu’à interdire la représentation d’ouvrages entièrement chantés. Quand Massenet se lance dans la composition de Manon, les règles se sont assouplies au point de lui laisser une totale liberté de choix dans l’utilisation du « mélodrame », une déclamation libre sur fond instrumental. C’est la forme adoptée dans la première rencontre entre Manon et le chevalier Des Grieux comme dans la scène réunissant le jeune homme et son père à Saint-Sulpice. Les phrases parlées succèdent au chant sans règle véritable, spontanément, comme mystérieusement en accord avec le caractère imprévisible et capricieux de l’héroïne qui est au centre de l’ouvrage.


Manon (Massenet)

Massenet choisit un genre qui appartient déjà au passé, l’opéra-comique, caractérisé par les ruptures de ton et le mélange des styles. La construction de l’œuvre est faite de fausses symétries qui font ressortir de puissants contrastes. A mi-chemin entre la comédie et le drame, le musicien va se montrer efficace dans tous les registres, allant de la légèreté à la gravité pour passer de scènes d’ensemble pittoresques comme celle du Cours-la-Reine,  à des confrontations intimistes et passionnées.

On trouve dans Manon une vision idéalisée d’un siècle que le compositeur aimait particulièrement, le XVIIIème, qui était très en vogue dans la France des années 1880-1910 comme dans le reste de l’Europe. Le néoclassicisme fleurissait alors aussi bien dans les arts que dans les intérieurs bourgeois. On cherchait à recréer cette fameuse « douceur de vivre » que selon le mot de Talleyrand, on ne pouvait avoir connu si l’on n’avait pas vécu à Paris avant 1789… Le Roi l’a dit (1873) de Léo Delibes (1836-1891), Cinq-Mars (1877) de Charles Gounod (1818-1893) ou les ouvrages comiques de Charles Lecocq (1832-1918) illustraient ce courant nostalgique. La musique ancienne devenait à la mode et les plus grands musiciens s’essayaient au pastiche que ce soit Saint-Saëns, Tchaïkovski ou Grieg. Dans Manon, le style néoclassique semble surtout réservé aux personnages secondaires, représentants d’une société légère et brillante auxquels s’attachent les thèmes du libertinage, du luxe et du jeu.

Différente est la nostalgie qui imprègne la tragédie des deux amants qui tentent de ressusciter leur bonheur passé jusque sur le seuil de la mort : « N’est-ce pas ma main que cette main presse ? N’est-ce pas ma voix ? N’est-elle pour toi plus une caresse, tout comme autrefois… » (Acte 5, scène 5).  Le retour et le renouvellement des mêmes motifs musicaux dans des situations différentes donnent à la musique un immense pouvoir de réminiscence. Des Grieux reprend les mots de Manon, ceux qu’elle avait trouvés pour l’arracher à sa vocation sacerdotale et le ramener vers elle. Mais ces mots autrefois si efficaces sont devenus cruellement impuissants devant la déchéance et la mort : « Et c’est là l’histoire… De Manon Lescaut !... ». Et la voix s’éteint sur cette phrase à moitié parlée, à moitié chantée : conclusion poignante ! 

Au-delà de ce rêve du passé, au-delà même d’une « adaptation » littéraire dont on a compris qu’elle s’autorisait des détours, ce qui fait l’intérêt et le succès jamais entamé de Manon, c’est cette peinture d’une héroïne moderne – et bouleversante parce que moderne. Cousine de la Traviata, annonciatrice de Lulu (avec pour ces trois rôles d’ailleurs des tessitures très proches), Manon est avant tout le portrait d’une femme tourmentée par elle-même, une femme qui ne parvient pas à s’adapter à la société dont elle veut passionnément être la reine en même temps qu’elle désire tout aussi fortement être cette autre femme dont l’amour serait assez fort pour la combler. C’est bien pourquoi, avec ces infinies contradictions qui résonnent toujours autant aujourd’hui, Manon n’en a pas fini de nous émouvoir.

Catherine Duault
» tout l'opéra, pour aller plus loin

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