Anna Prohaska, un naturel très réfléchi

Xl_prohaskaaix1 © Harald Hoffmann

Dans le monde formaté des récitals lyriques – ceux qu’on entend en salle comme les quelques CD qui continuent à paraître –, il y a la cohorte infinie des programmes formatés, où le moindre détail du choix des œuvres paraît revêtu de l’imprimatur des hiérarques du marketing ; et il y a ceux d’Anna Prohaska. Indiscutablement personnels, faisant voisiner tubes et raretés absolues, les quelques disques de la jeune chanteuse berlinoise se reconnaissent entre mille. Y a-t-il beaucoup de chanteurs, même à l’époque du marché du disque triomphant, qui ont voulu et su convaincre Deutsche Grammophon d’enregistrer des lieder de Hanns Eisler ? Sans doute les éditeurs discographiques commencent-ils à comprendre que ce n’est pas en répétant à l’infini les disques Greatest Arias de Mozart, Verdi ou Puccini que leurs ventes se rétabliront, mais il faut bien le désir et l’imagination d’une Anna Prohaska pour qu’une telle idée puisse s’imposer.

Le début de carrière de cette jeune trentenaire a quelque chose de fulgurant, mais il ne correspond pas très bien à l’idée qu’on se fait des gloires nouvelles du chant lyrique. Trop de récitals, trop de musique baroque et contemporaine, trop de temps consacré à la seule ville de Berlin, où elle est depuis neuf ans membre de la troupe de la Staatsoper, mais tout en collaborant avec tous les acteurs du monde musical berlinois. C’est vrai, la voix d’Anna Prohaska manque décidément de la puissance qui lui donnerait accès au grand répertoire et aux grandes salles du monde lyrique, du moins aujourd’hui ; les Mimì, les Violetta, les Lucia di Lammermoor qui apportent la gloire ne sont pas pour elle, et il est d’ailleurs réjouissant pour la vitalité du monde lyrique qu’on puisse faire une carrière brillante sans pour autant passer par ces classiques sentiers de la gloire. Car si la puissance n’est pas là, Anna Prohaska a des qualités qui compensent largement.

La musicalité, d’abord. Prenez l’air de concert Le Vin de Berg, qu’elle a récemment interprété à Berlin. Dans ce répertoire, la plupart des chanteurs se contentent de faire les notes ; Prohaska, elle, fait de la musique, aussi naturelle, aussi fluide que Mozart ou Bellini, aussi sensuelle aussi. Le sens du mot, ensuite, et tout ce qui va avec, la capacité à construire par l’art du verbe une émotion sur toute la durée d’un air ou d’un lied. Le sens du mot façon Prohaska n’a rien à voir avec celui d’un Fischer Dieskau, soucieux de faire un sort à chaque syllabe au risque d’un certain maniérisme : chez elle, le texte vient du cœur, avec une spontanéité, presque une naïveté, comme si la chanteuse en découvrait soudainement, au moment même où elle le chante, toute la portée émotionnelle. C’est naturellement tout le contraire, et on ne parvient pas à ce degré de spontanéité sans un travail long et minutieux, qui sait d’ailleurs aussi doser avec une précision diabolique les effets comiques quand il y a lieu, sans avoir besoin de les souligner par un clin d’œil appuyé.

Bien sûr, cette manière de travailler, l’intensité de ce travail préparatoire et un pareil sens du mot prédestinent Anna Prohaska au récital, à ce genre si cher au cœur des mélomanes les plus exigeants mais si difficile à faire passer à un plus vaste public ; mais l’opéra, avec les limites que lui impose sa voix, reste un champ où la jeune chanteuse pourra encore faire montre de ses talents. Le travail de troupe à Berlin lui permet d’aborder un large répertoire, du Rake’s Progress à Mozart, du Chevalier à la rose (Sophie) au Vin herbé de Frank Martin ; à Londres, elle aborde un rôle fait pour elle, Sœur Constance dans Dialogues des Carmélites ;  dans quelques jours, le Festival d’Aix-en-Provence, où elle était déjà passée en tant que membre de l’Académie du festival, lui permettra d’aborder Morgana, petite sœur innocente et hédoniste de la magicienne Alcina : le baroque est un choix de répertoire raisonnable, et ce rôle précis est de ceux qui peuvent mettre en évidence ses qualités distinctives, à condition que l’acoustique le lui permette et que le chef d’orchestre l’aide à les faire briller (c’est le rôle, après tout, des chefs d’orchestre à l’opéra) ; il faut espérer pour l’avenir que les défis que s’imposera Anna Prohaska seront de nature artistique et non athlétique, qu’elle saura ne pas trop demander à une voix qui ne sait pas crier. L’intelligence qu’elle a montrée dans les quelque dix années déjà écoulées dans sa carrière permet de grands espoirs.

Dominique Adrian

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