Alcina : les derniers plaisirs d’un monde enchanté

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En guise d’ouverture, le festival d’Aix-en-Provence donne cette année une nouvelle production d’Alcina, l’opéra « magique » de Haendel, avec Patricia Petibon dans le rôle-titre aux côtés de Philippe Jaroussky et d’Anna Prohaska.
L’occasion de (re)découvrir l’œuvre enchanteresse du compositeur, dissertant tantôt des notions de liberté, tantôt de la place de la séduction ensorcelante face à l’amour sincère, tout en étant sans doute représentatif de son époque. Tout comme le monde d’illusions de la magicienne Alcina s’estompe progressivement face à la réalité, l’œuvre de Haendel (son dernier grand succès) marque aussi le tournant de la scène lyrique londonienne de l’époque. Autant de problématiques que nous étudions pour mieux appréhender l’œuvre et son contexte à la veille de l’édition 2015 du Festival d’Aix-en-Provence.

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Alcina occupe une place singulière dans la carrière de Haendel (1685-1759). Parmi ses quarante opéras, c’est  le quatrième qui fait appel aux sortilèges de mondes enchantés où règne une magicienne. C’est le troisième dont le sujet trouve sa source dans L’Orlando furioso, le célèbre poème épique écrit parl’Arioste au début du XVIème siècle. C’est le deuxième écrit pour le public du nouveau théâtre de Covent Garden, inauguré en décembre 1732. Et c’est enfin  le dernier grand succès londonien du compositeur. Fait rare à l’époque, il restera à l’affiche durant 18 jours. A l’instar d’Alcina, séduisante et changeante magicienne métamorphosée par l’amour, Haendel est au cœur d’un univers musical ensorcelant qui se prête à toutes les attentes du spectateur : Alcina peut être appréhendé comme un simple divertissement baroque, exemple très réussi d’opéra « magique » utilisant généreusement les effets spéciaux. On peut aussi voir dans cette œuvre une allégorie morale sur le danger des plaisirs faciles. Ou pourquoi pas le triomphe rassurant d’un couple de mortels sur les puissances trompeuses de la magie ? C’est aussi un hymne à l’amour et à la liberté reconquise.
Assistant à une répétition d’Alcina donnée chez Haendel, une fidèle amie du compositeur, Mrs Pendarves, s’extasie sur cet opéra : «  le meilleur que (Haendel) ait jamais fait (…), c’est si beau que je n’ai pas de mots pour le décrire…Pendant que Monsieur Haendel jouait sa partie, je ne pouvais m’empêcher de l’imaginer en nécromancien au milieu de ses propres enchantements ». L’amour qu’Alcina éprouve pour Ruggiero finit par la priver de ses pouvoirs magiques en la rendant prisonnière de ses propres désirs. Elle disparaît, vaincue par le courage et la constance de sa rivale Bradamante qui n’est pourtant qu’une simple mortelle. Le monde enchanté s’évapore quand Ruggiero brise l’urne qui préservait les pouvoirs de la fée et la vie ordinaire reprend ses droits. Alcina sera la dernière magicienne mise en scène par Haendel. Tandis que le monde de l’ « opera seria » se fissure pour laisser place à l’opéra bouffe, Alcina s’éclipse emportant avec elle les derniers plaisirs d’un univers enchanté. Haendel abandonnera l’opéra cinq ans plus tard avec Deidamia (1741). Se détournant du théâtre, il se consacrera essentiellement à l’oratorio, produisant coup sur coup deux immenses chefs-d’œuvre, son fameux Messie (1742) d’abord et puis, quelques mois plus tard, Samson (1743).

La carrière mouvementée d’un homme de théâtre

Après le succès de Rinaldo (1711), Haendel s’est installé à Londres où l’attend une carrière aussi brillante que mouvementée dans le monde changeant de l’opéra londonien. La fondation de la Royal Academy of Music en 1719  lui offre un cadre unique. Grâce à la création de cette société musicale installée dans le King’s Theatre de Haymarket, Haendel parvient à s’imposer avec des opéras comme Radamisto (1720), Tamerlano (1724) ou Rodelinda (1725). Mais les cabales artistiques ou politiques ajoutées à la versatilité du public, vont finir par avoir raison de cette belle aventure menée avec panache par l’infatigable homme de théâtre qu’était Haendel.

Arrivé à la fin du contrat qui le liait au King’s Theater, Haendel doit abandonner son théâtre… pour connaître l’extrême déplaisir d’y voir aussitôt s’installer son concurrent direct, « l’Opera of the Nobility », fondé trois ans plus tôt par le prince de Galles, bien décidé à soutenir une troupe rivale plus séduisante et dynamique que celle de Haendel. Le prince met tous les atouts de son côté en recrutant le célèbre compositeur napolitain Porpora. Il n’hésite pas à débaucher les interprètes qui avaient fait les beaux jours du King’s Theater, dont le fameux castrat Senesino. Il engage aussi une star de l’époque, la Cuzzoni, et un jeune talent dont l’avenir allait être éclatant, Farinelli.

Une telle concurrence pouvait-elle venir à bout de l’énergie et de la détermination dont Haendel avait déjà su faire preuve ? C’était bien mal connaître celui qui n’avait jamais cessé de déployer sans compter des talents de compositeur, de chef d’orchestre et d’impresario pour imposer ses choix esthétiques à un public londonien passionné et parfois partisan.Le 8 janvier 1735 Haendel donne Ariodante dans le théâtre flambant neuf de Covent Garden, où il rassemble ses derniers fidèles afin de rivaliser avec les succès de la troupe de l’ « Opera of the Nobility ». Le nouveau théâtre, inauguré en 1732, était construit en haut de Bow Street sur le site occupé actuellement par la Royal Opera House. Le compositeur va utiliser toutes les ressources artistiques que lui offrent les circonstances, comme la présence de la célèbre danseuse et chorégraphe Marie Sallé que le metteur en scène John Rich avait fait venir en résidence à Covent Garden. Malheureusement Ariodante est un échec et Alcina créé quelques mois plus tard sera le dernier grand succès de Haendel dont tous les opéras vont disparaître progressivement de la scène londonienne.

L’irrésistible attraction des aventures d’une séduisante enchanteresse

Après l’échec d’Ariodante, Haendel se remet aussitôt au travail avec le désir de choisir un meilleur sujet, plus attractif et plus spectaculaire. Quoi de mieux qu’un bon opéra « magique » agrémenté d’effets surnaturels pour reprendre l’avantage dans cette rivalité incessante entre théâtres concurrents ? Il choisit de mettre en musique une adaptation anonyme du livret de L’isola di Alcina (1728) écrit par  Antonio Fanzaglia pour le frère de Farinelli, le compositeur Riccardo Broschi (1698-1756). L’intrigue et les personnages trouvent leur origine dans les sixième et septième Chants du poème épique de l’Arioste, Orlando Furioso (1505-1532). Le public de l’époque connaît par cœur le détail de ces intrigues chevaleresques qui appartiennent à un fonds culturel commun. Si le livret utilisé par Haendel présente bien quelques variantes par rapport à la tradition, il reprend l’essentiel des caractéristiques du personnage d’Alcina, la redoutable magicienne qui utilise ses pouvoirs pour ensorceler des guerriers qu’elle retient prisonniers dans son île enchantée. Après en avoir fait ses amants, elle transforme ces imprudents en pierre ou en animaux sauvages dès qu’elle s’est lassée de leur présence. Le chevalier Ruggiero tombe sous son charme comme les autres. Il oublie son passé et l’amour de sa fidèle fiancée Bradamante qui n’hésite pas à aller le reconquérir avec l’aide de son ancien précepteur, Melisso. Déguisée en homme, Bradamante parvient à tromper la vigilance d’Alcina dont Ruggiero finit par se détourner. Le règne d’Alcina et de sa sœur Morgana prend fin grâce au courage de Bradamante qui a sauvé Ruggiero d’une passion funeste.   De 1625 à l’orée du XIXème siècle, nombreux sont les opéras qui ont Alcina comme héroïne. Le mythe de la magicienne qui détourne le héros de sa mission après l’avoir ensorcelé, prend naissance chez Homère. Dans l’Odyssée, Ulysse  passe dix années auprès de Calypso. Il reste également prisonnier dans l’île de la magicienne Circé qui transforme en porcs les compagnons du héros. On pense aussi à Enée dont Virgile relate la séparation d’avec Didon qui veut le retenir à Carthage alors que le destin l’appelle vers d’autres rivages.

Relater les péripéties nées des enchantements d’Alcina est pour Haendel se donner la possibilité d’utiliser les machineries très sophistiquées dont était pourvu le nouveau théâtre de Covent Garden. Le compositeur passait déjà pour un spécialiste du merveilleux aux yeux du public londonien. Car Haendel semble être celui qui a le plus utilisé les « effets spéciaux » dès l’époque du King’s Theater. Les trois premières magiciennes amoureuses qu’il avait mises en scène bénéficiaient du plus bel écrin. Dans Rinaldo (1711) Armida arrivait sur un char tiré par deux dragons. Dans Teseo (1713) les changements à vue de décors permettaient à Médée de transformer un désert en une île enchantée. Dans Amadigi di Gaula (1715) on voyait « une fontaine de vérité », des démons, des chevaliers et la magicienne Melissa métamorphosait la scène en une grotte remplie de monstres et de furies…Dès la deuxième scène d’Alcina on entend : « le fracas du tonnerre et de la foudre qui, frappant à l’improviste de plusieurs côtés, détruit les montagnes ; lesquelles en s’écroulant, laissent paraître le ravissant palais d’Alcina ». Il nous reste aujourd’hui à imaginertous ces effets scéniques et musicaux qui enchantaient le spectateur du XVIIIème siècle pour nous faire une idée exacte de ces ouvrages.

Mais pour convoquer les sortilèges du merveilleux, Haendel n’a pas seulement recours à des décors spectaculaires animés par d’ingénieuses machineries ainsi qu’en témoignent le raffinement et la beauté de sa partition. Ainsi les deux airs de Ruggiero sur lesquels s’ouvre le deuxième acte d’Alcina  mettent en relief le désenvoûtement qui permet au héros de s’affranchir de l’emprise d’Alcina aussi bien que le font les « machines ». Entre le premier et le deuxième arioso, Melisso, le magicien qui a élevé Ruggiero, a utilisé la magie blanche contre Alcina. Une bague passée au doigt de Ruggiero a suffi pour dessiller le regard de l’amoureux transi. On voit la salle du château d’Alcina se transformer en un lieu « horrible et désert » et l’on entend Ruggiero passer d’une plainte pleine de langueur (« Col celarvi a chi v’ama »), à un chant exprimant la stupeur : « Qual portento ». La magie des sons et de la voix traduit le rapide et salutaire revirement : Ruggiero oublie la magicienne pour ne plus penser qu’à Bradamante, la fiancée légitime qu’il avait chassée de son cœur.

Après une éclipse de deux siècles, la véritable renaissance du personnage d’Alcina aura lieu en 1957. Dans une production présentée à Londres par la Handel Opera Society, la grande Joan Sutherland, que l’on surnommait « la Stupenda », en donna une interprétation exceptionnelle. Elle incarnera Alcina à de très nombreuses reprises, faisant ainsi d’Alcina l’ouvrage le plus souvent monté de tous les opéras de Haendel après Giulio Cesare.  Deux autres productions ont marqué l’histoire de l’œuvre : celle d’Aix-en-Provence, en 1978 avec Christiane Eda-Pierre et Teresa Berganza ; et celle du Palais Garnier, en 1999, avec Renée Fleming et Susan Graham, sous la direction de William Christie.

Comment la magicienne se métamorphose en amante abandonnée

Des quatre magiciennes mises en scène par Haendel, Alcina semble la plus captivante car elle est aussi la plus émouvante. C’est un personnage qui illustre au mieux l’art que maîtrisait au plus haut point le compositeur, celui de peindre les caractères. De celles qui l’ont précédée, Armide, Médée et Melissa, elle a conservé bien des traits. C’est d’abord une voix de soprano. Elle connaît la fureur comme les autres magiciennes, menaçantes et  vindicatives quand elles se sentent trahies. Il lui arrive comme aux trois autres de laisser entrevoir une âme sensible, quand elle est prise entre le désir de vengeance et la douleur de ne pas être aimée. Alcina est perdue parce qu’elle s’est laissée métamorphoser par l’amour. Celle qui change en pierre et en animal les amants dont elle est fatiguée commet une erreur fatale pour une magicienne : elle tombe amoureuse du chevalier Ruggiero qu’elle veut garder auprès d’elle, sous sa forme humaine.

Et plus Ruggiero s’affranchit de ses sortilèges, plus Alcina perd de son pouvoir de séduction. Mais paradoxalement, elle accroît d’autant plus son emprise sur l’auditeur, car elle gagne toujours plus par la beauté de son chant. Des six « arias » dont la gratifie Haendel, à raison de deux par acte, Alcina ressort plus humaine en raison de l’ambivalence de ses sentiments. On a l’impression que le compositeur cherche à décliner à travers le chant de la magicienne toutes les nuances du sentiment amoureux qui la façonne progressivement en lui donnant une nouvelle dimension. Haendel capte tous les changements de son humeur amoureuse. A l’Acte 1 dans une première aria « Di’, cor mio » se manifeste toute la tendresse de la séductrice comblée par l’amour. Dans l’aria suivante,« Si, son quella », elle se montre persuasive en répondant avec une douceur insinuante aux reproches de Ruggiero qui la soupçonne de s’être entichée de Ricciardo, sous le déguisement duquel se cache Bradamante. Au deuxième Acte, Alcina change de registre face à la trahison de Ruggiero : « Ah, mio cor » constitue un des temps forts de l’ouvrage. Sur un accompagnement d’une régularité qui touche à la monotonie, la voix de la magicienne ressemble à une succession d’élans brisés scandés par une question lancinante : « perche ? ». Alcina est partagée entre la déception et la fureur. Le second air,  « Ombre pallide », est l’expression d’une résignation désespérée face au silence des esprits infernaux qui ne répondent plus aux appels de la magicienne privée de ses pouvoirs surnaturels. Dans son premier air de l’Acte III, « Ma quando tornerai », on retrouve toutes les contradictions du personnage : rage impuissante et invincible tristesse se partagent son cœur tourmenté. La ligne mélodique passionnée traduit la volonté de croire encore à l’amour de Ruggiero reconquis par sa fiancée Bradamante. La résignation complète de la dernière aria, « Mi restamo di lacrime » débouche sur le désir de disparaître « dans l’onde limpide », de « se changer en rocher » pour échapper à la douleur. Alcina est prête à accepter sereinement la mort, mais elle demeure une fée immortelle et ce secours lui est refusé. Il ne lui reste plus que le mensonge face au couple des amants réunis, Ruggiero et Bradamante. Mais ils ne se laissent plus séduire par les artifices de la magicienne dont l’univers s’écroule devant la force du sentiment amoureux qui unit les deux mortels.

Face à cette perte progressive de pouvoir, Ruggiero gagne en liberté en disant adieu aux délicieux enchantements qui avaient d’abord séduit son cœur inconstant. Au troisième Acte, dans un air très virtuose, parfaite illustration de l’art du bel canto haendelien, Ruggiero laisse éclater son triomphe avec panache (« Sta nell’ircana pietrosa tana »).Il s’est détaché de la redoutable Alcina pour retrouver sa véritable identité, celle d’un guerrier conquérant et sûr de lui. D’où la possibilité d’une lecture allégorique d’Alcina. Un spectateur anonyme écrivit dans l’Universal Spectator, journal fondé en 1728 par Daniel Defoe et Henry Baker, qu’il voyait dans l’œuvre « une belle et instructive allégorie » destinée à prouver que « ni le conseil d’amis, ni l’exemple d’autrui (…) ne sauraient détourner le jeune homme étourdi et têtu de la recherche de plaisirs imaginaires ou fugitifs ».        

Le rôle de Ruggiero fut créé par le célèbre castrat Giovanni Carestini (1705-1760), le rival de Farinelli. La partition lui avait donné plus d’une occasion de mettre en valeurson extrême virtuosité. Cependant, il avait envisagé de refuser un des airs les plus beaux de Ruggiero qu’il considérait comme indigne de son immense talent… Belle méditation pleine de mélancolie, d’une fluidité et d’une simplicité qui font songer à l’art mozartien, « Verdi prati » (Acte 2, scène 12), ne s’impose nullement par sa difficulté technique. Mais cet air possède une valeur essentielle, car il manifeste l’adieu de Ruggiero au monde enchanté qui l’avait si délicieusement séduit : « Vertes prairies, forêts aimables, Vous perdrez votre beauté. Et dissipée la flatteuse apparence, A votre horreur première, Tous vous retournerez ». Dans cet adieu aux derniers plaisirs d’un monde enchanté s’exprime tout le regret des hommes face à la finitude de la beauté qui s’évanouit inexorablement. Rien ne résiste à la flétrissure du temps. Seuls les artifices d’Alcina pouvaient momentanément transformer une réalité sans charme en un lieu séduisant, magnifié par la beauté. Comme l’artiste qui sait faire de la banalité un monde enchanté où tout fait sens, Alcina avait su s’entourer des plus merveilleuses apparences. Sa fin marque aussi celle de l’opéra et annonce celle de l’inspiration de Haendel qui s’éclipse de la scène lyrique comme sa malheureuse héroïne.   

Catherine Duault

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