Le Chevalier à la Rose, ou les métamorphoses du temps

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En plus de la musique de Richard Strauss, Le Chevalier à la Rose s’appuie sur le livret d’un excellent dramaturge (Hugo von Hofmannsthal) qui questionne notamment sur les effets du temps qui passe – des effets sur les personnages de l’opéra (et notamment l’emblématique Maréchale au cœur de l’ouvrage) mais aussi sur l’époque, dans une cité viennoise alors en pleine transition politique.
Cette année, le Festival de Salzbourg reprend Le Chevalier à la Rose mis en scène par Harry Kupfer, avec Sophie Koch, Krassimira Stoyanova ou encore Golda Schultz. L’occasion pour nous d’étudier l’œuvre de Richard Strauss et les nombreuses « métamorphoses » qu’elle porte. 

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Créé le 26 janvier 1911 à l’Opéra Royal de Dresde Le Chevalier à la Rose marque le véritable début d’une fructueuse et longue collaboration entre Richard Strauss et celui qu’il appelait son « Da Ponte », et même son « second moi », Hugo von Hofmannnsthal. Tout avait commencé avec le projet de mettre en musique la pièce de Hofmannsthal qui était devenue le fameux opéra, Elektra (1909). Depuis, Strauss désirait s’éloigner de l’univers tragique pour composer de « nouvelles Noces de Figaro » avec celui qu’il considérait comme un librettiste-né, répondant parfaitement à ses exigences dramatiques et littéraires. D’un banal sujet de comédie allait naître une œuvre fascinante, dominée par un des plus beaux rôles de tout le répertoire lyrique, celui de la Maréchale, héritière déclarée de la Comtesse des Noces de Figaro. Véritable héroïne de ce drame, elle incarne un des thèmes de prédilection des écrivains viennois de ce début du XXème siècle, celui du passage du temps qui entraîne sans retour comme une force inéluctable, vers le délitement et la disparition.

De l’importance du livret

La rencontre de Richard Strauss avec Hugo von Hofmannsthal marque une étape essentielle dans la vie du compositeur qui attachait une importance primordiale à la qualité de ses livrets. L’univers poétique était déjà  au cœur de ses poèmes symphoniques – dont le genre avait été inventé par Liszt. Ce n’est que pour son quatrième opéra, Elektra (1909), qu’il rencontra l’écrivain capable de devenir plus encore qu’un interlocuteur privilégié, son véritable inspirateur, son alter ego. «  Ce sont vos mots qui font sortir de moi la plus belle musique que je pouvais donner », avoue Strauss à son « second moi ». Une abondante correspondance jalonne toutes les étapes de leur légendaire collaboration qui prit parfois une tournure des plus houleuses. Le Chevalier à la Rose demeure leur œuvre commune la plus célèbre. Richard Strauss atteint alors le sommet de sa carrière lyrique. Suivent Ariane à Naxos (1916), La Femme sans ombre (1919), Hélène l’Egyptienne (1928), et Arabella (1933) dont l’achèvement fut compromis par la mort brutale de Hofmannsthal en 1929.

Le Chevalier à la Rose nous rappelle mieux qu’aucun autre opéra l’importance primordiale de la qualité du livret pour le compositeur. Hoffmannsthal était un véritable écrivain, doublé d’un excellent dramaturge. Contemporain de Freud, il avait compris  l’importance du langage et perçu tout ce que la musique pouvait lui ajouter pour parvenir à traduire l’inexprimable. La force et la richesse du texte seraient décuplées par la musique de Strauss qui allait rendre merveilleusement accessible l’intériorité des personnages créés par Hoffmannsthal. Début 1909, l’écrivain présente à Strauss un projet de « Spieloper », c’est-à-dire de comédie. Enthousiasmé par cette ébauche, le musicien se met au travail en étroite collaboration avec son librettiste. La partition sera achevée en septembre 1910.

Lors de conversations avec son ami le comte Harry Kessler, Hoffmannsthal a élaboré un scénario qui doit beaucoup à deux sources françaises, Monsieur de Pourceaugnac (1669) de Molière, et Les Amours du Chevalier de Faublas, (1787-1790) un roman de Louvet de Couvray. La liste des influences et des différentes sources utilisées par le librettiste pour tel ou tel détail, est assez fournie. Par exemple, le personnage de Faninal doit beaucoup à Oronte, le père de la comédie de Molière, alors que Pourceaugnac a servi de modèle au baron Ochs qui n’est pas sans ressemblance avec le personnage de Falstaff. Au premier acte de l’opéra, le défilé des différents visiteurs dont les interventions parfois cocasses animent le lever de la Maréchale, rappelle le tableau de Hogarth, « Le mariage à la mode ». Les personnages du Chevalier à la Rose appartiennent au registre de la « commedia dell’arte », ce qui constitue un des liens avec les opéras-bouffes de Mozart dont Strauss désirait retrouver l’inspiration. Octavian et Sophie s’apparentent au traditionnel couple d’amoureux dont l’inclination est contrariée par un barbon ridicule, le baron Ochs. Avec ses manières déplacées et ses outrances, Ochs sera un personnage essentiel autour duquel s’articule la dimension comique de l’ouvrage. Faninal remplit quant à lui le rôle du père abusif, et Annina et Valzacchi sont les inévitables intrigants prompts à monnayer leurs services.    

Un ressort dramatique essentiel porte la marque originale de  Hoffmannsthal : c’est lui qui invente le cérémonial de la présentation de la rose qui se déroulera comme un véritable conte de fée. La Maréchale désigne elle-même Octavian, son jeune amant, pour accomplir ce rite qui consiste à faire présenter une rose d’argent à celle que l’on veut demander en mariage.

D’une Vienne à l’autre

Si Hoffmannsthal semble faire flèche de tout bois, l’unité d’ensemble se trouve réalisée par la transposition de tous ces éléments dans l’univers de la haute société viennoise du XVIIIème siècle.

En choisissant le règne de l’impératrice Marie-Thérèse comme cadre de sa comédie, le librettiste ne cherche nullement à reconstituer fidèlement une époque. Richard Strauss ne souhaite pas davantage revenir vers un « classicisme » perdu, comme le prouve la modernité de son langage musical. Il faut se garder de ne voir dans son opéra qu’un génial pastiche même si à l’instar de son librettiste, il pratique sans cesse l’art de la citation. Wagner, Mozart, mais aussi Monteverdi ou Puccini et Verdi, font leur apparition musicale dans une partition qui excelle à adapter langages et styles divers. Johann Strauss et ses irrésistibles valses traversent toute l’œuvre de leurs rythmes enveloppants. L’anachronisme musical que constitue l’introduction de la valse viennoise au temps de Marie-Thérèse crée un effet de distanciation permanent. Constituant le « cœur battant » de cet opéra dont chaque acte est organisé sur un rythme ternaire, la danse emblématique de la Vienne du XIXème siècle est associée à tous les moments-clefs de l’opéra et accompagne les protagonistes en les caractérisant.

Librettiste et compositeur tendent un miroir à leurs contemporains en situant leur intrigue au milieu du XVIIIème siècle, c’est-à-dire au moment où l’aristocratie amorce son déclin, tandis que la bourgeoisie entame son ascension. Il y a d’évidentes similitudes entre l’époque où se déroule la comédie et celle de sa composition. En 1911, la société viennoise se délite elle aussi. La monarchie austro-hongroise va bientôt disparaître tandis que la bourgeoisie est à son apogée. Vienne entre dans un processus de décadence, magnifiquement décrit et analysé par Stefan Sweig dans Le monde d’hier. Le Chevalier à la Rose présente une évocation constamment ironique du règne de Marie-Thérèse dont tous les éléments représentés viennent du fonds littéraire ou musical dans lesquels les auteurs ont puisé pour la plus grande réussite de leur ouvrage. La fin d’une société est à la fois représentée sur la scène et vécue par les spectateurs dans la salle. N’oublions pas que le thème central de l’opéra est celui de l’inévitable dégradation que le temps fait subir à tout ce qui existe, individus, sentiments, société, civilisation, inévitablement éphémères et inconsistants.

« Vingt-quatre heures de la vie d’une femme »

On pourrait sans trop se tromper reprendre le titre d’une célèbre nouvelle de Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, pour rendre compte du Chevalier à la rose. Car contrairement à ce que nous indique le titre de cette « comédie pour musique », le personnage principal n’en est pas un « féérique chevalier », mais une « Maréchale » pratiquant l’élégance du cœur avec une rare générosité.
C’est bien elle qui semble déplacer le centre de gravité de cette comédie qui mêle la farce aux élans lyriques les plus exaltés. Dans le cadre conventionnel de la « commedia dell’arte » revu par le plus pur esprit viennois, se déroule le drame intime d’une femme « vieillissante » qui va connaitre une évolution décisive en l’espace de quelques heures.

L’opéra s’ouvre au petit matin sur le réveil de deux amants comblés après une nuit d’amour dont les plaisirs nous sont magistralement suggérés par l’orchestre. C’est une véritable pièce de musique à programme, genre dans lequel excellait Richard Strauss, qui sert « d’ouverture » à l’ouvrage. Nous sommes d’emblée plongés dans l’action : la Maréchale profite de l’absence de son mari pour partager une nuit d’amour avec son très jeune amant, Octavian. Mais dès ce début sensuel et envoutant, se fait entendre un thème que l’on retrouvera dans la magnifique scène sur laquelle se refermera l’ouvrage : c’est le thème « de la mélancolie de la Maréchale ». A travers l’euphorie amoureuse on pressent déjà le nécessaire renoncement aux plaisirs de l’amour. L’arrivée inopinée du baron Ochs, le cousin de la Maréchale, va précipiter les évènements. Pour échapper à l’indiscrétion de cet intrus, Octavian se déguise en soubrette et devient « Mariandel » qui a tout pour susciter l’attention du baron… Tout en convoitant cette « séduisante servante », Ochs annonce à la Maréchale qu’il va se fiancer avec la fille d’un riche bourgeois, récemment anobli, Mademoiselle de Faninal. Le baron attend de sa cousine qu’elle lui désigne un « Chevalier à la rose ». La Maréchale propose alors Octavian dont elle montre le portrait à Ochs qui se réjouit d’y  retrouver une ressemblance avec la jolie Mariandel ! Le personnage d’Octavian, rôle d’homme chanté par une femme renvoie à un autre jeune homme fougueux, lui aussi étourdi par la découverte de l’amour, le  Chérubin des Noces de Figaro de Mozart. Le travestissement d’Octavian en soubrette pour mieux dissimuler sa présence reprend la situation des Noces et joue du même effet troublant sur l’identité sexuelle. Un rôle de jeune homme est chanté par une femme qui est amenée à se déguiser en femme. Nous sommes dans un procédé de double travestissement qui se veut un hommage à un des plus grands compositeurs viennois, Mozart…

La Maréchale tente d’accompagner le passage du temps dès le premier acte dont elle est l’élément central. Le cruel délitement de la beauté et des sentiments qui s’y attachent est rendu supportable par le charme envoûtant d’une nostalgie à la légèreté douce-amère, enveloppante et virevoltante comme les valses viennoises qui irriguent toute la partition. À la fin de l’opéra, quand chacun croit enfin avoir accédé à la vérité de ses sentiments au terme d’un douloureux ou délicieux apprentissage, elle accepte que le temps ait transformé l’amour en renoncement, pour elle, et en une extase inédite pour Octavian et Sophie qu’un coup de foudre réciproque a définitivement rapprochés. Face au vertige de la fugacité, l’enchantement amoureux qui s’empare du couple formé par Octavian et Sophie, semble seul pouvoir suspendre le temps…  Illusion théâtrale qui se trouve renforcée par la parenté musicale entre Octavian et son modèle, le Chérubin de Mozart.

Dans son fameux monologue sur le temps au  premier acte (« Die Zeit, die ist ein sonderbar Ding »), la Maréchale avoue se lever au milieu de la nuit pour « faire arrêter toutes les pendules » mais rien ne peut empêcher le temps de « ruisseler dans les miroirs », où il est vain de chercher à fixer une image de soi. Quittant sa première apparence flatteuse d’amante comblée par le jeune et fougueux Octavian, la Maréchale arrive au terme de sa « métamorphose » dans le trio final, où la comédie fait place au plus bouleversant lyrisme. Elle est désormais une nouvelle femme, parfaitement lucide et généreuse devant laquelle voudrait s’agenouiller la jeune Sophie reconnaissante.

Car l’évolution de la Maréchale, acceptant de s’effacer pour laisser exister le nouveau couple que forment les jeunes gens, s’est accompagnée d’une « métamorphose » parallèle. Octavian et Sophie ont été transformés comme par enchantement dans le ravissement de leur coup de foudre mutuel. La scène au cours de laquelle Octavian présente la rose d’argent à la future fiancée du baron Ochs forme un contraste saisissant avec le thème de l’écoulement du temps riche de transformations. L’orchestre et les voix se mêlent et se répondent pour installer la sensation d’éternité qui s’empare des deux jeunes gens emportés par leur amour naissant. « Le temps, l’éternité, se mêlent en cet instant sublime, je ne l’oublierai pas jusqu’à ma mort », chante Sophie, tandis qu’Octavian lui répond en écho : « J’étais un enfant, je ne la connaissais pas encore (…) Si je n’étais un homme, je me pâmerais. Quel instant sublime, je ne l’oublierai pas jusqu’à ma mort ». (Début de l’Acte 2). Nous sommes désormais dans le temps « suspendu ». Le compositeur parvient à rendre palpable l’immobilité irréelle née de l’émerveillement des jeunes gens saisis par la découverte de l’amour qui les transfigure et les transporte dans un autre monde. Le thème musical de la rose, basé sur des accords de flûtes, harpes et célesta, ensorcèle et conduit jusqu’au sommet que matérialise le contre-ut sur le mot « éternité » chanté par Sophie.  La même magie opère dans la scène finale où une sorte d’extase infinie apporte la réconciliation et l’apaisement pour les uns, la perspective illusoire d’un avenir sans finitude pour les autres.

Catherine Duault

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