Theodora - Theodora

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Description de l'Œuvre

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Une œuvre tardive dans la carrière de Haendel

Lorsque Haendel compose Theodora, à l’été 1741, la mode de l’opéra italien avait cessé de fasciner le public londonien, et cet entrepreneur de spectacles expérimenté, installé en Angleterre depuis trois décennies, avait inventé une dizaine d’années plus tôt une forme d’oratorio propre à le satisfaire. Les textes sont désormais en anglais, le chœur prend une place déterminante qui ravit les tenants de la tradition chorale anglaise, et les artifices de la scène sont bannis, d’autant plus que les autorités religieuses étaient hostiles à la représentation théâtrale de thèmes sacrés.
Mais tel que pratiqué par Haendel pendant les deux décennies qui lui restent à vivre, l’oratorio est un genre bien difficile à définir tant il est divers : Israël en Egypte (1739) déroule un récit biblique sous la forme d’une austère succession de courts morceaux essentiellement choraux, le célèbre Messie (1742) part du récit biblique pour l’éclairer par des airs et des chœurs plus amples et plus propres à la méditation, tandis que d’autres racontent une histoire, chaque chanteur prenant à son compte un des personnages, comme dans un opéra. Il peut s’agir de mythologie (Hercule, 1745, ou Semele, 1744), mais c’est le plus souvent la Bible qui est au cœur de ces oratorios narratifs, et notamment l’Ancien Testament, comme Samson (1743) ou Jephta (1751). Theodora, l’avant-dernier oratorio de Haendel, est le seul à tirer son sujet de l’histoire chrétienne, tout en partageant avec beaucoup des œuvres précédentes l’opposition binaire entre un groupe de vrais croyants et leurs persécuteurs : le public anglican se reconnaissait volontiers dans les tenants de la vraie foi, Hébreux de l’Ancien Testament comme chrétiens de Theodora, oppressés par les ennemis de Dieu.

Mais, tout en créant ce nouveau genre d’oratorio anglais inspiré des œuvres italiennes qu’il avait connues (et lui-même composées) dans sa jeunesse, Haendel n’a pas tout oublié de son talent de compositeur d’opéra : les longs airs plaintifs qui parsèment la partition de Theodora ont bien des antécédents dans les opéras des décennies précédentes, et il ne renonce pas aux charmes des grandes voix de son temps (le rôle de Didymus est chanté lors de la création de l’œuvre par le castrat Gaetano Guadagni, futur créateur de l’Orfeo de Gluck). Ce qui distingue un oratorio comme Theodora de tous ses chefs-d’œuvre scéniques antérieurs, c’est avant tout la présence massive des chœurs, une bonne dizaine contre une trentaine d’airs et trois duos : sans chercher pour autant à donner un quelconque aspect liturgique à son œuvre, Haendel n’ignore pas le goût de son public anglican pour la musique chorale qui, pour des raisons à la fois musicales, dramatiques et économiques, n’avait pas sa place dans l’opéra italien. Le librettiste Thomas Morell, érudit, homme d’église et surtout polygraphe abondant, raconte que Haendel faisait du choeur final du deuxième acte, « He saw the lovely youth », le préféré de tous ses chœurs – oui, même le célèbre « Hallelujah » du Messie n’a droit qu’à la seconde place. Pour autant, Theodora est loin de n’être que de la musique pure, grâce au livret de Morell autant qu’à la musique de Haendel.

Représentations

Lors de sa création pendant le carême de 1750, et comme tous les autres oratorios de Haendel, Theodora avait été jouée en version de concert, avec un succès d’ailleurs limité – peut-être la longueur de la partition (plus de trois heures de musique, sans compter le concerto pour orgue intercalé entre les actes) alliée à son thème tragique ne contribua-t-elle pas à soutenir l’attention du public mondain. Ce n’est que depuis quelques décennies que la grande qualité dramatique de la partition a été reconnue.Theodora a connu plusieurs mises en scène, dont la plus célèbre est sans doute celle de Peter Sellars au festival de Glyndebourne en 1996 (William Christie y dirigeait une belle distribution autour de Dawn Upshaw, Lorraine Hunt et David Daniels). Le décor de George Tsypin, d’une grande simplicité, était constitué de cinq vases de verre archéologiques agrandis plus qu’à hauteur d’homme, à la façon des beaux verres romains qu’on trouve dans les musées, translucides, discrètement colorés : entre ces matérialisations délicates de l’âme humaine, Sellars projetait dans quelques-unes des plus belles scènes de son spectacle l’ombre plus grande encore de Theodora ou d’Irene.

La plus notable des productions scéniques après celle de Sellars est celle de Christof Loy au Festival de Salzbourg en 2009, où Christine Schäfer reprenait le rôle titre sous la direction d’Ivor Bolton. Loy n’y illustrait pas vraiment l’action, à l’affût comme à son habitude de la vie intérieure des personnages, du petit frémissement qui trahit les grandes révolutions intérieures : comme à l’époque de Haendel, un orgue domine la scène, et le spectacle joue avec les codes vestimentaires et gestuels d’une version de concert, animant par moments la scène par un jeu plus affirmé, pour le désespoir de Theodora prisonnière ou pour le culte orgiaque de Vénus au début de l’acte II. Comme la production de Sellars, celle de Christof Loy est disponible en DVD.

Et lorsque le rideau se lève le 10 octobre 2015 au Théâtre des Champs-Élysées, ce n'est pas la première fois que le public parisien peut entendre Theodora, mais c'est la première fois que l’oratorio est présenté en version scénique, avec une belle distribution sous la direction de William Christie : Philippe Jarousski, Katherine Watson et Stéphanie d’Oustrac incarnent les trois personnages centraux de la tragédie, dans une mise en scène de Stephen Langridge.

Dramaturgie

Oratorio pur ou théâtre déguisé, Theodora frappe par une force dramatique qui n’a rien à envier aux meilleurs opéras de son temps. En tant que compositeur d’opéra, Haendel avait privilégié des intrigues complexes, pleines de rebondissements et de surprise, d’Agrippina à Giulio Cesare en passant par Alcina ou Serse. Rien de tout cela ici. Certes, il y a bien un travestissement (Theodora sort de sa prison sous l’uniforme du soldat romain Didymus venu la délivrer), mais l’histoire du martyre de la princesse chrétienne Theodora à Antioche, sous Dioclétien, offre une trajectoire plus linéaire, de la condamnation des chrétiens par le magistrat romain Valens à la mort de l’héroïne. Cette fin tragique est profondément étrangère à la tradition lyrique que Haendel connaissait le mieux. Elle est sans doute plus proche des dénouements tragiques des opéras français, avec une différence capitale : tandis que la mort d’Idamante, dans Idoménée de Campra, ne laisse que désolation après elle, l’oratorio de Haendel se conclut par le chœur des chrétiens, remplis de l’amour divin et de l’espoir que cette mort héroïque soit porteuse du triomphe futur de la foi : une fin tragique, donc, mais ouverte à l’espérance.

Il ne faut pas attendre de cette forme particulière de narration en musique la même vivacité, le même rythme que dans les opéras les plus dramatiques de Haendel, mais cette lenteur parfaitement assumée de l’action est à mettre au plein crédit de ce genre nouveau qu’est l’oratorio anglais : le compositeur y conquiert une liberté nouvelle dont il fait un usage enthousiaste. Pas de diva à satisfaire, pas de contraintes dans la construction du livret, et une absence de mise en scène qui lui ouvre la voie d’une autre forme de théâtre, plus intérieure, faite d’émotions et de sentiments plus que d’action.

Les deux premiers actes s’ouvrent sur une scène d’apparat : le président de la province d’Antioche, Valens, s’adresse à ses administrés en des discours pleins de flamme et de haine pour le groupe dissident des chrétiens, et le chœur des païens répond avec enthousiasme à ses discours. Le reste de ces deux actes est laissé aux chrétiens : la noble Theodora, ses compagnons, et surtout Irene, inspiratrice et force morale de la petite communauté. Après l’ouverture, Valens décrète la mort de ceux qui ne participeront pas au culte impérial de Jupiter, et les chrétiens guidés par Theodora décident de défier le décret ainsi proclamé. Theodora est alors arrêtée et menacée d’être livrée aux sévices d’une maison de débauche. Au second acte, après avoir assisté au culte païen, l’auditeur découvre Theodora seule dans sa prison ; tandis que les chrétiens prient pour elle, elle est délivrée par Didymus avant de revenir auprès de ses compagnons.

Pendant l’essentiel de l’œuvre, les deux mondes ne se rencontrent donc pas : le sort cruel destiné aux chrétiens est abstrait pour les Romains, et il est toujours facile de souhaiter le pire à des adversaires sans visage. Sitôt revenu chez les chrétiens, l’auditeur-spectateur est confronté à la réalité des destins individuels : la production de Peter Sellars l’avait bien montré, le style fugué des chœurs des chrétiens, en faisant en quelque sorte dialoguer les différentes voix, montre la diversité de cette petite communauté, la diversité des voix et des parcours reflétant la force individuelle de la croyance commune. Les chœurs des païens, eux, sont presque tous pour l’essentiel homophones, à la façon de masses fanatisées unies sur le plus petit dénominateur commun. Pendant ces deux actes, les deux camps ne sont liés que par la médiation de deux officiers romains. Septimius se présente comme un défenseur de la liberté de penser et de croire ; Didymus, lui, est même secrètement convaincu de la foi des chrétiens et amoureux de la princesse Theodora. Inutile de dire la force émotionnelle de cet entre-deux, et l’actualité du dilemme qui se pose à eux : jusqu’où l’obéissance à un pouvoir tyrannique peut-elle aller contre les convictions profondes, contre le respect de la dignité humaine ? Ni simple œuvre de piété, ni pur divertissement théâtral ou musical, Theodora est une œuvre qui n’a nul besoin d’interprétations alambiquées pour nous apparaître intensément actuelle – jusqu’au malaise, peut-être, devant cette foi d’airain qui va jusqu’au sacrifice de soi-même.

Ce n’est qu’à la fin de l’acte III que les deux camps opposés se rencontrent : cette fois, l’acte s’ouvre par l’arrivée de Theodora chez les chrétiens, avant qu’elle ne décide d’aller s’offrir en sacrifice pour tenter de sauver Didymus, lui-même condamné à mort ; après un dernier duo, ils sont tous deux exécutés : Septimius aura beau prêcher la clémence, un chœur des païens moins monumental que ceux des actes précédents aura beau montrer comment l’exemple troublant des deux martyrs commence à entamer leurs certitudes, rien ne fait dévier l’impitoyable Valens, qui refuse la possibilité même d’un dialogue.

Cette dramaturgie de l’évitement mise en place par Morell est reflétée chez Haendel par une écriture musicale qui, toute savante qu’elle veuille souvent être, éclaire cette opposition de la manière la plus simple et la plus limpide qui soit. Il n’est pas faux de dire que les pages réservées aux païens sont systématiquement moins intéressantes que celles offertes aux chrétiens : c’est aux païens que Haendel réserve l’éclat des cuivres, cors ou trompettes, mais les airs de Valens sont à la fois courts et formellement peu ambitieux, et l’homophonie et la brièveté des chœurs leur confère un efficace éclat, mais elles montrent aussi que dans cette masse sans âme il n’y a pas de place pour la réflexion complexe, ni pour le sentiment individuel. C’est le ton de la proclamation, de l’enthousiasme collectif, et même plus : du fanatisme. Sitôt passé dans le camp des chrétiens, que découvre le spectateur de ce théâtre mental ? Écoutons les chœurs : ils ne sont pas seulement plus longs, ils sont aussi plus complexes, souvent fugués, comme pour donner à chacun une voix individuelle : si ces gens sont ensemble, ce n’est pas par la coercition, ni par un aveuglement collectif, mais par un choix réfléchi qui vient du fond de chaque individu, et qui n’abolit pas la personne pour le tout.

Le rayonnement chaleureux et paisible qui émane du personnage d’Irene, l’ardeur de Didymus, le courage de Theodora trouvent au fil des airs une expression à la fois très individuelle, délicate et simple. L’air d’Irene « As with rosy steps the morn », à l’acte I, n’est accompagné que par les cordes, et Irene commence presque recto tono, sa déclamation ne s’animant qu’à mesure que l’émotion la gagne – et gagne l’auditeur –, tandis que la brève partie centrale de l’air met à nu la voix soutenue par la seule basse continue, en une vibrante profession de foi : rarement le retour de la première partie, dans un air à da capo, n’aura été porteur d’autant d’émotion. La paix intérieure qui se dégage de l’air est d’autant plus frappante que l’air fait suite à l’arrivée d’un messager annonçant, paniqué, l’arrivée des persécuteurs.

L’écriture vocale des airs de Theodora et Didymus est souvent plus ornée, et même l’orchestre varie pour eux plus richement son accompagnement. La première apparition des flûtes est réservée à une courte sinfonia qui ouvre la deuxième scène de l’acte II, où Theodora se morfond dans sa prison : c’est comme si Theodora, en même temps que le spectateur, découvrait toute la désolation des lieux, au son irréel des flûtes. Une sinfonia, un récitatif, un air, une seconde sinfonia, un second récitatif et un second air : en une dizaine de minutes, Haendel crée une structure complexe qui reflète dans sa symétrie parfaite les états d’esprit de la princesse dégradée, d’abord au désespoir, puis soutenue par la conviction d’être dans une juste voie. Bel exemple de la capacité des compositeurs « baroques » à utiliser des formes même contraignantes pour porter une émotion purifiée en même temps qu’exaltée.

Il en va de même pour Septimius, le soldat romain qui, sans se convertir, va jusqu’à plaider la cause des chrétiens auprès du tyran. Morell avait écrit une scène décrivant sa conversion, mais Haendel l’a écartée : en le laissant à l’écart du sort des chrétiens, il le place dans une situation de témoin, de commentateur impliqué de l’action ; en lui donnant une noblesse (et une musique) égale à celle des chrétiens, Haendel et son librettiste mettent en avant une notion de tolérance religieuse qui n’est en rien une critique de la religion elle-même, mais qui n’est pas mal venue dans l’Europe des Lumières – et qui, dans le contexte anglican, contenait une critique sans doute très populaire de l’intolérance attribuée aux catholiques du continent.

par Dominique Adrian

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