Vienne mentale, Vienne projetée, par Annette Dasch et Wolfram Rieger à la Cité de la musique

Xl_annette_dasch_et_wolfram_rieger © Thibault Vicq

La dernière fois que nous avons entendu Annette Dasch, c’était pour sa prise de rôle réussie de Jenůfa à Amsterdam, il y a trois mois. En remontant le temps (Lear d’Albert Reimann à Paris et Tannhäuser à l’Opéra de Flandre), nous comprenons mieux le fil rouge de ce programme de récital avec le pianiste Wolfram Rieger : des compositeurs germaniques dont les voyages – contraints par la montée du nazisme ou mus par les opportunités – prennent repère à Vienne. De la Sécession à l’Anschluss, la création musicale de ses résidents s’est basée sur la capacité à modifier la géométrie psychologique de la ville, par le séjour ou le songe. Wagner est associé au monde d’avant la seconde École de Vienne, Reimann se rapporte au monde d’après-guerre.   

Gustav Mahler et Erich Wolfgang Korngold représentent le paroxysme de deux théâtralités opposées, constituant les moments les plus emballants de la soirée. Le premier puise dans la tradition des Lieder romantiques en la piquant d’ironie, surtout dans Des Knaben Wunderhorn, apologues animaliers populaires aux personnages enlevés et franchouillards. Le second s’oppose farouchement aux bouleversements musicaux viennois des années 1900, et part par la suite à Hollywood. L’opulence cinématographique confère un déclic probant à l’élan post-romantique qui l’habite. Annette Dasch choisit de le dépeindre avec des mélodies sur William Shakespeare, où la campagne anglaise s’agite dans la mousse mouillée et la bruine en brouillard (magnifiquement ressenties par l’usage de la pédale au piano). Elle joue la carte du music-hall triomphant dans My Mistress’Eyes et Blow, Blow, Thou Winter Wind, avec des attaques courtes et précises, et d’amples respirations. Frontalité, allégresse, filouterie et élancement définissient sa déclamation, en opposition à l’accompagnement discret privilégiant le médium et le grave, en base d’une petite musique obsédante tournant en tête. Chez Mahler, inversion des rôles : la soprano tend vers le recueillement dans Frühlingsmorgen et Ging heut’ morgen übers Feld, sur les bourdonnements de son acolyte. La mezza voce scintillante rejoint les accords généreux de Wolfram Rieger, transformé en barde. Soudain, une valse paysanne marque le départ de la pêche aux bons mots. Le comique de la chanteuse se peaufine, elle affole de magnétisme. Le piano loure et swingue, la grandiloquence est jubilatoire dans ce numéro de scène.

Hanns Eisler et Alban Berg ont tous deux été élèves d’Arnold Schönberg. Eisler est juif communiste : il quitte l’Allemagne en 1933 pour sa propre sécurité et gagne les États-Unis, qui le chasseront sous le maccarthysme. Berg gravitera entre l’Autriche et l’Allemagne, et ses Sept Lieder de jeunesse ont le parfum de l’Art nouveau viennois, au carrefour de son écriture postérieure, à la lisière de l’expressionnisme. Nacht et Schilflied sont habités par les étoiles pianistiques, dans l’immensité infinie du toucher ou dans la rythmique filante. Annette Dasch émet des appels dans la nuit à qui l’entendra, au large des plaines, et les consonnes fortes résonnent et participent au sel d’une atmosphère brumeuse. Elle accumule le son dans un effet boule de neige, « schumannise » la gravité du Rossignol en déconstruisant magistralement les liens  entre sa ligne rythmique irrégulière et l’accompagnement syncopé plus nerveux. Wolfram Rieger redouble de vérité dans les tintements de cloches et les transitions de nuances. La soprane ne l’aide pas de ses aigus parfois brusques et secs ne seyant pas à la rêverie et aux idéaux, notamment dans les textes mis en musique par Eisler. Rimbaud est chanté comme un titi parisien, avec des ports de voix nuisant à la French touch 1900 humblement apportée au piano. Dans Goethe, les doigts font hululer les cordes, la minéralité est au premier plan, mais la prosodie souffre de carences de justesse, que rééquilibrera la douce avancée yeux bandés comme en aveuglement de la propre condition d’exilé, dans un édifiant labyrinthe mélodique, chez Brecht.

Viktor Ullmann n’a quant à lui pas eu la chance d’émigrer en terres sereines pour son art. Prague, où il élit domicile en 1933 après Vienne, se mue rapidement en un terrible bastion d’exactions nationales-socialistes. Il compose sur les Six Sonnets de Louise Labé un an avant d’être envoyé au camp de Terezin, porte d’entrée à sa déportation létale à Auschwitz. Sous une apparente légèreté, ces pages baignent de textures rêches et pesantes. L’intelligence des deux interprètes se positionne dans leur faculté à exprimer la douleur dans la clarté et la douceur. Clere Vénus fait ponctuellement gonfler le timbre d’Annette Dasch (peut-être un peu trop, toutefois). On voit mourir fournit un écrin d’ivoire à des aigus scotchants, tandis que Wolfram Rieger résiste en à-coups de vie contre les failles béantes du désespoir. Le piano s’accroche à ce mouvement perpétuel, parfois dans la tempête. La voix s’éclaire, multiplie les trouvailles (comme dans Baise m’encor, rebaise moy et baise), garde sa tenue, se place miraculeusement dans une émission épanouie.

La Vienne « d’avant » aura inspiré ces cinq compositeurs, par nostalgie ou par réaction. Les années noires produisent des personnalités d’écriture aux inspirations locales. Le patrimoine morave, commun à ces cinq figures généralement peu associées pour un concert (nous saluons d’ailleurs l’initiative de ce programme), rattrape aussi les participants dans la rythmique et les composantes folkloriques. Nous revenons donc à la Jenůfa à demi-mot d’Annette Dasch, qui augure du poids de l’Histoire, et qui participe habilement à la création d’un répertoire d’une logique implacable, surtout lorsqu’il est aussi bien incarné.

Thibault Vicq
(Paris, le 26 janvier 2019)

Crédit photo : Thibault Vicq

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