Rossini Opera Festival : Otello en syndrome du sandwich

Xl_evgeny_stavinsky_eleonora_buratto_dmitry_korchak_enea_scala © ROF / Amati Bacciardi

A-t-on déjà prêté l’expression d’« explosion de saveurs » à un sandwich au pain rassis ? Aussi délicieuse soit la garniture, il manquera toujours le moelleux et le croustillant, et c’est justement le problème de cette nouvelle production d’Otello au Rossini Opera Festival de Pesaro, dans laquelle les interprètes se retrouvent pris en étau entre une direction musicale insipide et une mise en scène médiocre.

Otello, Rossini Opera Festival 2022

Otello - Rossini Opera Festival © ROF / Amati Bacciardi

Ça ne démarre pas fort pour Yves Abel, qui fait retentir en nudité l’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai – pourtant céleste, euphorique et minutieux dans ses textures – dès l’ouverture, en particulier dans les parties d’accompagnement. Nuances respectées et appoggiatures à la résolution discrète : le cadre d’écriture rossinien est appliqué à la lettre, comme pour récolter des bons points. Ça ne s’arrangera pas ensuite, car la propension à faire du son plutôt que de la musique s’érige en manifeste. L’esthétique précise du geste d’Yves Abel ne produit malgré tout que de la matière instrumentale flasque, propice à des récitatifs poussifs et à une mollesse du soutien aux airs vocalement héroïques. On écoute la phalange italienne plus qu’on n’apprécie la léthargie de cette non-interprétation.

On attend beaucoup Godot dans le travail scénique de Rosetta Cucchi. La scène semble espérer que la sauce prenne toute seule, sans aucune action de sa part. La piste des violences faites aux femmes n’apparaît qu’en vidéo dans l’ouverture, puis à chaque moment où Desdemona se trouve maltraitée (et finalement assassinée) par les hommes. Ce n’est pas suffisant pour créer un fil rouge à l’œuvre, sachant que qu’elle ne dispense ni direction d’acteurs ni bonne volonté pour orienter le spectacle dans son sens. Pire, elle invisibilise ses personnages à force de ne pas en prendre le contrôle. Elle met sur le même plan la violence systémique des mariages forcés et les féminicides, floute son propos avec d’encombrants éléments de décor, ne se soucie aucunement du rythme. À quoi bon prétendre couvrir un thème fort d’actualité si on ne se donne pas les moyens pour l’explorer vraiment en profondeur ? Autant dire que le combat de coqs des ténors tombe à l’eau et que la complexité psychologique de Desdemona passe à l’as. Aussitôt vu, aussitôt oublié.

Otello, Rossini Opera Festival 2022

Otello - Rossini Opera Festival © ROF / Amati Bacciardi

Il faut prendre sur soi pour dépasser l’enveloppe d’ennui causée par le pain du sandwich. Heureusement, on est en Italie, et les ingrédients intérieurs sont pour la plupart savoureux. Eleonora Buratto reçoit à nouveau une ovation du public à la Vitrifrigo Arena un an après son triomphe dans Moïse et Pharaon. On ne sait plus où donner de la tête tant les composants les plus gourmets se réunissent dans cette voix protéiforme qui parcourt les chemins les plus divers entre les extrémités des phrases. Les vagues et remous au sein des vocalises sont sidérants de beauté car exactement rattachés à la nature même de Desdemona : elle sait qu’elle ne peut vivre aux côtés que d’une seule personne, mais le timbre mordoré rappelle la complexité de son désir et le mystère de sa modestie. La soprano proportionne son instrument à chaque situation qu'affronte dignement sa Desdemona (devrait-on dire « ses Desdemona »).

Evgeny Stavinsky incarne un père « phrase au poing », stratégique et méthodique, dont la dimension tragique aux notes chaudes emporte la complète adhésion. Le moelleux de Dmitry Korchak prend l’ascendant sur le match des ténors : réfléchi, il concentre la rage et la stupéfaction dans une pâte homogène guidant favorablement la ligne. La pureté de l’émission s’accompagne d’une stabilité purificatrice d’âme, aux aigus vengeurs et stratosphériques.  Avec « Che ascolto ahimè! Che dici! », au début du deuxième acte, il est responsable du premier sommet vocal de la soirée, dans un vortex de vérité où le superflu n’est plus. Antonino Siragusa chante convenablement Iago, de façon un peu nasale certes, mais avec une « voix chercheuse » portée par ses objectifs.

Enea Scala embellit le rôle-titre au fil de la soirée. Dans le I, compliqué, il donne l’impression de n’appréhender Otello que de façon unilatérale et unique : la voix trahit la difficulté et la contrainte dès que l’orchestre s’éloigne de ce qu’il imagine pour le Maure, les notes sont lancées sans pincettes, trop violemment. Juste avant l’entracte, le sang chaud se fluidifie. C’est ensuite au tour des récitatifs de briller, et enfin aux airs, ensoleillés de rondeur, aidés par des contre-uts nets et victorieux. La fermeté souple, signature de sa restitution, gagne peu à peu de la hauteur pour culminer dans le finale. Sur plusieurs représentations, son Otello prendra indubitablement du galon ! Si on a moins apprécié l’Emilia rigide et anguleuse d’Adriana Di Paola, le Coro del Teatro Venridio Basso est vecteur de condiments exhausteurs de goût (grâce à son directeur artistique Giovanni Farina), pour ce sandwich loin de l’inoubliable, mais finalement presque sauvé par sa distribution.

Thibault Vicq
(Pesaro, 11 août 2022)

Otello, de Gioachino Rossini, au Rossini Opera Festival de Pesaro (Vitrifrigo Arena) jusqu’au 20 août 2022

Crédit photo © ROF / Amati Bacciardi

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