Philippe Jaroussky et Jérôme Ducros satinent Schubert au Théâtre des Champs-Élysées

Xl_dscf2305_b © (c) Thibault Vicq

Avec un soupçon de curiosité et une pincée de créativité, un contre-ténor peut faire rayonner son champ d’action jusqu’à l’intervalle entre la fin du XVIIIe siècle et 1950, période de vache maigre pour la tessiture. Philippe Jaroussky nous en fait la démonstration éclairante dans une galvanisante soirée de lieder de Schubert avec le pianiste Jérôme Ducros au Théâtre des Champs-Élysées, après avoir enregistré avec lui un CD de mélodies françaises (Opium) et s’être investi dans Les Nuits d’été de Berlioz à Madrid et Hambourg.

Ceux qui ont écouté l’album Passion Jaroussky, compilation des vingt ans de carrière du chanteur parue fin 2019, ont eu un avant-goût dans Du Bist die Ruh et Ständchen de la lecture optimiste du romantique autrichien par le duo, plutôt concentré sur la construction d’une expressivité de corpus que sur la micro-théâtralité de l’instant, d’autant plus que les chambristes ont puisé dans des productions issues de poètes variés. Philippe Jaroussky privilégie une démarche presque opératique en considérant les segments dans leur ensemble, tout en prenant l’extrême soin de conserver l’intimité d’une soirée piano-voix. Il travaille dans une démarche de longueur, capturant dans son filet l’essence de chaque lied pour en partager la semence sans en dévoiler tous les secrets de but en blanc. Le but ici n’est pas d’interpréter le moindre mot ou vers : la répétition des couplets et refrains infuse un écho de familiarité auprès du public, qui permet d’exposer le sens du texte à travers les variations de restitution.

Jérôme Ducros a la malice du régisseur d’images. Le basculement des couleurs dans les reprises d’harmonie et les assombrissements des modulations mineures en avancées nuageuses vont bien au-delà du simple divertissement d’oreille, sans pour autant surpenser le contenu musical. La pondération entre recherche sonore et désir de restitution fidèle aux intentions de la lettre, offre une façon ludique – oserait-on dire démocratique – d’illuminer le format un peu corseté du récital avec piano. L’accompagnateur trouve comme le contre-ténor ses spécificités par sa stabilité dans les rails. En bourdon rythmique ou en donnant voix au silence, il fond un environnement 3D qui multiplie les couches à mesure que les lieder dévoilent leurs développements. Il élargit somptueusement les volumes, parfois avec une main gauche plus pesante et une main droite plus éclatante, parfois avec un virevoltant nuancier intrinsèque à un tempo donné.

Les vingt-trois pièces jouées ce soir jusqu’à l’achèvement des bis sont porteuses d’une patte de proximité artistique, faisant ramollir les coquilles et sauter les barrières. Philippe Jaroussky à la lumière, Jérôme Ducros en salle des machines, et c’est tout un imaginaire qui s’enclenche. Le chanteur séduit par la positivité qu’il partage des textes, les couleurs vives de la voix, le vibrato changeant et les soufflés imperceptibles dans une prosodie fraîche et des attaques rebondies. Le pianiste anticipe si bien les nuances de son acolyte que la voix semble irriguer les accords de l’instrumentiste. Parmi les inoubliables de la soirée, impossible de ne pas succomber à l’esquisse lourée du paradis de Du Bist die Ruh, à la braise colérique de Herbst, à l’effleurement haendelien et au legato de la Litanie pour la fête de tous les saints, ainsi qu’à l’allant libellulé et à l’eau volante d’Auf dem Wasser zu singen. Autant de clarté dans la retenue et de musique à l’état pur apporte une chaleur bienvenue en ces temps frisquets qui glacent les pieds du Zouave du Pont de l’Alma, à deux pas du Théâtre des Champs-Élysées, et dont notre mine ravie après le concert a égayé le regard figé dans la pierre.

Thibault Vicq
(Paris, 24 janvier 2020)

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