Manru, de Paderewski, retrouve ses couleurs à l’Opéra national de Lorraine avec Marta Gardolińska

Xl_manrupg1__jeanlouisfernandez037 © Jean-Louis Fernandez

Compositeur moins « connu » en France que ses compatriotes Stanisław Moniuszko – père de l’opéra polonais – ou Karol Szymanowski, Ignacy Jan Paderewski a surtout été l’un des pianistes virtuoses les plus en vue dans le monde dès la fin des années 1880. Son activité d’écriture, pourtant promise à un grand avenir pendant ses études à Varsovie, Berlin et Vienne, n’occupe finalement que le second plan de sa carrière d’interprète, jusqu’à sa Symphonie en si mineur de 1909. Car parallèlement à ses nombreux concerts, il s’introduit en politique à partir des années 1910. Discours patriotiques, création du Comité général des secours aux victimes de la guerre en Pologne, échanges à la Maison Blanche, contribuent très probablement en 1918 à l’indépendance de son pays, dont il devient quelques mois plus tard président du Conseil – fonction qu’il occupera de nouveau en 1939, en exil à Paris – et ministre des Affaires étrangères.

Créé à Dresde en mai 1901 en allemand (puis en polonais à Lviv la même année) après huit ans de gestation et de retouches lorsque les mains du compositeur n’étaient pas prises par les touches blanches et noires, Manru, empli de « folklore imaginaire », raconte les amours tourmentées d’Ulana et de Manru, un Rom ayant quitté sa communauté du voyage pour elle. Urok se dit qu’il a des chances de conquérir la jeune femme, rejetée par sa mère et par le village, et d’acculer Manru au retour vers les siens… ce que ce dernier, tiraillé entre deux cultures, finit par faire au moment où il retrouve son amour de jeunesse. Ulana se suicide de chagrin, et Urok va jusqu’à retrouver son ancien rival Manru pour lui porter un coup fatal.

Cet unique opéra est servi, dans cette coproduction de l’Opéra national de Lorraine avec l’Opéra de Bühnen Halle, dans une mise en scène lisible, mais assez quelconque. Le livret parfois faible n’est pas seul en cause : Katharina Kastening ne finit jamais ce qu’elle commence, et échoue à donner corps à l’émotion des personnages. Elle esquisse un soupçon d’orientation au grand duo d’amour entre Manru et Ulana au deuxième acte, sous le regard d’Urok, mais on s’ennuie sérieusement aux I et III, y compris dans les fêtes villageoise et gitane. La scénographie souhaite représenter la dichotomie entre deux mondes et leur inaccessibilité, à partir de matières translucides. Katharina Kastening ne sait pas trop quoi faire pour étayer son propos sur l’intolérance. Les ombres chinoises mal goupillées, les éclairages déviés ou les mouvements de plateau sur tournette s’avèrent peu concluants dans leur visée expressive.


Manru, Opéra national de Lorraine 2023 (c) Jean-Louis Fernandez

La vraie dramaturgie se trouve en fosse, grâce à toute la passion qu’y met Marta Gardolińska, même si l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine ne soutient pas toujours autant qu’il le faudrait en justesse ou en homogénéité les intentions de la directrice musicale. Celle-ci donne la même largeur à toutes les lignes de son conducteur pour mieux les entrelacer dans une pelote où chaque instrument peut sonner bien au-delà de ses propres frontières. Ce tressage garnit des courants de différentes textures, qui passent au-dessus ou en dessous des voix dans des vagues hypnotiques. Un tel niveau fluctuant de mer sonore permet à la cheffe de constituer des tableaux vivants en mouvement, d’apposer une touche de lyrisme sur un segment de phrase, de juxtaposer les motifs. Comme sur Görge le rêveur en 2020, Marta Gardolińska n’est pas à court d’arguments pour pouponner la très belle et généreuse mécanique harmonique de la partition, à cheval entre Wagner et Puccini, et dont elle extrait brillamment un nomadisme fluide, sans aucun temps mort ou délai pour entrer dans un caractère. Dans cette danse de l’amour et de la mélancolie, chaque pas trouve son tempo et sa couleur.

Thomas Blondelle accomplit vocalement les extrémités amoureuses d’un Manru dur à cuire et épris de liberté, qui sait énoncer ses doutes en coups de pinceaux francs. Quand ses pensées naviguent entre Ulana et ses origines, l’émission directe ne le fait jamais dériver de son statut de prince déchu, à partir duquel naît la beauté de l’anti-héroïsme. Il est la stupéfiante incarnation de l’appartenance à autre chose que ce que Manru vit au moment présent. Face à lui, Gemma Summerfield irradie dans un écho à l’engagement amoureux et à l’espoir de mutualité amoureuse d’Ulana. Elle chante le rôle comme un livre ouvert, ne demandant qu’à livrer ses sentiments et son honnêteté. Des notes éruptives jusqu’à la projection presque avalée, on ne peut que s’avouer vaincu devant tant de maîtrise. L’Urok de Gyula Nagy est le plus engagé scéniquement, mais n’en oublie pas d’utiliser la voix comme un fascinant buvard pour homogénéiser en blocs le mélange d’envie, de moquerie, de dureté et de confiance, qui caractérise le personnage. Janis Kelly avance en persuasion touchante de mère inquiète, Lucie Peyramaure déploie ses ailes de mystère et de sensualité, Tomasz Kumięga manie musicalement la lame et la dentelle, mais Halidou Nombre réduit la voilure de la justesse et de la subtilité par un vibrato trop lourd. Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, d’abord hétérogène dans sa partie féminine, trouve au complet son rythme de croisière à la fin aiguisée du premier acte. Il participe lui aussi à la découverte d’une œuvre récoltant des applaudissements nourris en ce soir de première.

Thibault Vicq
(Nancy, 9 mai 2023)

Manru, d’Ignacy Jan Paderewski, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 16 mai 2023

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