Lise Davidsen, ange transcendant de La Force du destin au Metropolitan Opera

Xl__dsc8096_c © Metropolitan Opera

Aller au cinéma pour l’opéra, c’est aussi accepter de laisser au placard ses codes sociaux. Pour la série de diffusions en direct The Met: Live in HD avec Pathé Live, certains spectateurs n’hésitent donc pas à se comporter comme s’ils étaient sur leur canapé devant Frenchie Shore. Il faut dire que pour cette Force du destin au Pathé Wepler, la connexion satellite a été très zélée pendant tout le premier acte et une partie du deuxième. Coupures incessantes et synchronisation défaillante ont nécessité plusieurs réinitialisations infructueuses, sous les soupirs emphatiques, les interjections agacées et quelques hurlements rageux dans la salle – « On se fout de notre gueule ! », suivi de « Taisez-vous ! ». Quand, au bout d’1h25, tout est rentré dans l’ordre, la moitié de la salle avait déserté, obtenant remboursement de ses places. Et la qualité artistique du spectacle, que nous avions perçue par bribes dans le marc de café éclaté de la partie inaugurale, nous est apparue d’une déconcertante évidence.

La complicité du directeur musical du Metropolitan Opera, Yannick Nézet-Séguin, avec les membres du Met Orchestra, n’est désormais plus à prouver. Ensemble, ils parlent une langue foisonnante et universelle. Les exceptionnels solistes (violon, petite harmonie), auxquels le chef plante la graine de temps nécessaire à la floraison, se fondent au timbre de leurs accompagnants (tout aussi remarquables), puis reviennent à leur dimension collective dans une substance globale toujours équilibrée. La fosse new-yorkaise est un onirique complément à la scène. Jamais avare en puissance expressive, crépitante à souhait, éclairant les volumes et illustrant les sentiments scéniques tantôt avec une bouleversante langueur tantôt dans une haletante course contre la montre, elle exprime l’indicible ou se teinte de mélancolie omnisciente. Avec sa palette inouïe d’inspirations (de Bellini à Tchaïkovski) et d’articulations – ces staccatos de compétition, si hargneux et signifiants ! –, Yannick Nézet-Séguin trouve son Verdi dans l’aventure haletante d’un drame psychologique déchirant, dont l’ensemble instrumental peut se sentir l’égal acteur de son instigateur.

Comme souvent, le romanesque et la magie de l’espace sont les points forts du metteur en scène Mariusz Treliński (directeur du Teatr Wielki – Polish National Opera, qui coproduit et a créé le spectacle). Dans de dantesques décors tournants (signé Boris Kudlička) de blockbuster, changés à chaque grande scène, le fatum est remplacé par une réaction en chaîne, initiée avec le décès accidentel du Marquis au I. Le mouvement de plateau rappelle le barillet d’un revolver, qui ne fait « stop » qu’au moment où son chargement se vide. Les espaces réalistes – un hôtel luxueux, un no man’s land avec la voiture sinistrée de Leonora, un campement de guerre, une station de métro new-yorkaise désaffectée après un bombardement… – parlent d’eux-mêmes, déballent leur vérité absolue pour donner la parole à des personnages dirigés efficacement, même si on a connu le cinéaste et homme de théâtre plus audacieux dans sa représentation.


La Force du Destin, Metropolitan Opera 2024

Les chanteurs prennent et donnent à la fosse dans un échange fructueux. Igor Golovatenko campe un Carlo complet, dans la séduction jalouse et amère, doté d’un souffle considérable propice aux lignes tracées jusqu’à l’infini. Le timbre passionné, alliant le sésame et le bois précieux, est au service d’un tsunami émotionnel dont on ne sort pas indemne. Souvent à pleine voix, le ténor Brian Jagde manque peut-être de nuances et de subtilité pour prêter à Alvaro sa complexité. On peut lui louer sa simplicité directe, or il est dommage qu’il veuille rompre sa continuité par des effets trop emphatiques. L’assurance avisée et implacable de Soloman Howard parle au nom de l’honneur et de Dieu, en fonction des deux symboles d’ordre qu’il incarne. Le Chœur du Metropolitan Opera bourdonne de matières diverses dans le rôle primordial qui lui est dévolu. Son avalanche en stéréo n’est pas exempte de plusieurs retards sur l’orchestre, mais sa présence vaillante installe la dramaturgie à son apogée. Patrick Carfizzi, plein de couleurs rondes, tient une place de choix parmi les secondes figures, comme Stephanie Lauricella, Christopher Job et Carlo Bosi (bien que les interventions de ces derniers soient bien plus passagères). La Preziosilla projective de Judit Kutasi ne produit pas toujours les mêmes plaisirs, en raison d’un vibrato alourdissant les contours du discours musical.

Mais la perle inestimable de cette Forza demeure Lise Davidsen. En verdienne des cimes, la larme inonde le cœur, le sentiment dépasse l’entendement. Elle croit à tout ce qu’elle transmet et évangélise son auditoire à cette réalité alternative de théâtre, si finement livrée. Si le mot « sublime » n’existait pas, la soprano norvégienne aurait pu l’inventer. Son instrument, riche de piano soudains, d’orientation musicale extraordinaire, laisse pantois, et son image, capturée par la caméra, prolonge, par un jeu d’actrice époustouflant, une expérience d’éternité affranchie du destin.

Thibault Vicq
(Pathé Wepler, Paris, 9 mars 2024)

La Force du destin, de Giuseppe Verdi, au Metropolitan Opera (New York) jusqu’au 29 mars 2024

N.B. : les rôles de Leonora et Preziosilla seront interprétés respectivement par Elena Stikhina et Maria Barakova du 21 au 29 mars

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