Les Ailes du désir, création de lien au Bateau Feu de Dunkerque

Xl_les_ailes_du_de_sir_7__christophe_raynaud_de_lage © Christophe Raynaud de Lage

Sujet à une adaptation chorégraphique par Bruno Bouché à l’Opéra national du Rhin à l’automne 2021, le film Les Ailes du désir – Prix de la Mise en Scène au Festival de Cannes 1987 –  se pare à présent de son pendant opératique, sur une initiative de la co(opéra]tive. Le long-métrage de Wim Wenders contemple le Berlin des années 80, encore en pleine reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Deux anges regardent penser et écoutent vivre les habitants, dont seuls quelques rares spécimens sont capables de ressentir la présence de ces êtres omniscients. La création lyrique de 2023 se penche sur ces personnages clairvoyants : la trapéziste Marion, un Employé et la Directrice d’un cirque, un « Aimant jamais aimé », un graffeur, une Mendiante, un Enfant et un « Vieux rescapé » errant sur les terrains vagues pour retrouver la trace de ses souvenirs d’avant-guerre. Chacun cherche sa place dans une ville encore coupée par le Mur, et les pensées s’entrechoquent dans un élan archiviste de la part des deux anges, jusqu’à ce que l’un d’eux décide de prendre forme humaine afin de mettre en pratique le catalogue de sensations cumulé depuis des décennies, auprès de Marion. Car plutôt que d’assister, impuissante, à l’évolution du désespoir, il est moment de tenter sa chance.

Le livret de Gwendoline Soublin condense les instantanés individuels en prenant bien soin de ne pas transformer les trajectoires simultanées en listing cacophonique. Le texte sonne même avec davantage de fluidité que le scénario originel, pour son aspect plus « psychologiquement localisé », ce qui ne l’empêche pas de sauvegarder son acuité : l’époque reste identique, et les doutes émis par ces laissés de côté des transformations berlinoises nous apparaissent tout aussi vifs. Le langage musical d’Othman Louati tisse un fil entre les airs et la terre. L’écriture vocale, très prosodique, très française, frôle et croise ses mélodies comme les gens passent les uns à côté des autres. Les duos entre les anges Damielle et Cassiel s’apparentent à des moments d’amour incompatible, en comparaison à celui de Damielle et Marion, florissant d’un amour naissant. Le pouvoir des anges à guérir le cours d’une existence humaine se manifeste dans la composition comme la révélation d’une couleur nouvelle ajoutée progressivement à l’harmonie générale. Othman Louati, qu’il fasse tinter autrement les d’instruments ou étende ses arcs puisés chez Ravel, Dutilleux ou Messiaen, choisit la voie du pluralisme, dans une continuité fluide et linéaire du propos, mêlant le visible et l’invisible. La matière changeante caractérise ainsi cette partition, dirigée avec grande finesse par Fiona Monbet dans une distillation contenue, que les treize musiciens de l’ensemble Miroirs Étendus s’appliquent à restituer de la manière la plus fidèle et sensorielle possible. Ces sons tirent des ficelles sans tirer des conclusions ; ils défendent une douceur non-stabilotée des associations d’humeurs, qui fait de l’opéra un corps complet vu sous plusieurs angles.


Christophe Raynaud de Lage

Avant la transformation de Damielle vers le monde sensible, les humains sont illustrés par des marionnettes criantes de vérité dans leurs mouvements – l’idée originale du spectacle est de Johanny Bert, à qui nous devons une Flûte enchantée très créative à l’Opéra national du Rhin, sur un principe équivalent. Le parti pris, développé dans la mise en scène de Grégory Voillemet, entre espaces abstraits, cocons figuratifs et rideaux dessinés, ouvre la représentation aux affects les plus insoutenables (y compris au suicide, montré frontalement, contrairement au film de Wim Wenders). La grammaire scénique fait le pont entre esthétique poétique et réalité sociale dans un enchaînement pertinent, davantage ancré dans un fil rouge que le film.

La distribution relève le défi de l’œuvre, vocalement exigeante. Le chant de Marie-Laure Garnier (Damielle) foule un territoire d’imagination sans frontières, en un grand flux de textures et de nuances – le rôle a d’ailleurs été écrit pour elle. Il révèle l’initiation à la vie, l’introspection d’un savoir trop grand pour une seule personne, en plein épanouissement aux côtés de l’orchestre. Romain Dayez trouve en Cassiel matière à une ligne en perpétuelle construction, prenant en compte les fortifications passées et le périmètre mélodique futur. L’émission concrète, droite, réconfortante, à la direction plane, aux courants convergents, traduit la sagesse dans un souffle qui marche en sachant retenir son énergie. La voix profonde et introspective de Camille Merckx concrétise le son lointain qui imprègne, par une ossature musicale gorgée de calcium, sous un dôme de bronze. Mathilde Ortscheidt donne forme au mystère, à la mélancolie ou à la douceur mesquine, tandis que Benoît Rameau, vigoureux et céleste, insuffle une complétude à ses personnages, sur le plan du théâtre comme de la musicalité. Si Shigeko Hata enchante par sa dimension tantôt rock et tantôt nacrée, la routine un peu ennuyée (et pas toujours juste) de Ronan Nédélec tombe un peu à plat (peut-être aussi par son écriture vocale moins convaincante).

Outil d’identification empathique et de déambulation onirique, Les Ailes du désir version opéra commence tout juste une tournée à travers la France.

Thibault Vicq
(Dunkerque, 10 novembre 2023)

Les Ailes du désir, d’Othman Louati (musique) et Gwendoline Soublin (livret) :
- au Théâtre de Cornouaille (Quimper) les 14 et 15 novembre 2023
- à l’Opéra de Dijon (granD théâtre) les 10 et 11 janvier 2024
- aux 2 Scènes (Théâtre Ledoux, Besançon) les 17 et 18 janvier 2024
- au Théâtre Impérial de Compiègne le 25 janvier 2024
- à Angers Nantes Opéra (Théâtre Graslin, Nantes) les 6 et 7 mai 2024
- à l’Opéra de Rennes du 14 au 18 mai 2024
- à l’Atelier Lyrique de Tourcoing le 24 mai 2024

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