Le Trouvère en trou noir à l’Opéra de Rouen Normandie

Xl_trouvere_-_lionel_lhote__jennifer_rowley__ivan_gyngazov_et_gregory_shkarupa © DR

Il y a encore beaucoup de choses que l’on ne sait pas sur les trous noirs, ces corps célestes dont une toute première photo a été obtenue en 2019 grâce à l’utilisation simultanée de huit radiotélescopes. Mais ce que l’on a découvert et dont on est sûr, c’est qu’à leurs abords, la décélération du temps rend l’image d’un objet figée à des observateurs. On pourrait dire la même chose du nouveau Trouvère par Clarac-Deloeuil > Le Lab (mise en scène, scénographie, costumes) à l’Opéra de Rouen Normandie, qui reste paralysé à la surface de son concept fort pendant toute la représentation sans s’y plonger.

Le Trouvère, Opéra de Rouen, 2021
Le Trouvère, Opéra de Rouen Normandie ; © Opéra de Rouen Normandie

En 2050, le Comte de Luna est à la tête d’un Luna® Memoria Center en bonne santé. Il a en effet investi en masse pour absorber les souvenirs des femmes, êtres toujours dangereux dans ce futur proche pour leurs facultés de pensée et leur propension à se rebeller. Les activistes – des sorcières et des Anonymous –, menés par Azucena et le hacker Manrico s’introduisent dans le laboratoire de Luna. Et là, plus rien ne se passe dans cet univers dystopique aux relents de Servante écarlate. En abusant de la vidéo – magnifiquement produite au demeurant –, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil en oublient leurs personnages. Les analepses (2021) et prolepses (2070) s’enchaînent plutôt distinctement, mais ne surmontent pas les faiblesses du livret, et surtout font s’enliser le drame dans le nanar non-conscient. Impossible de tenir sur la durée sans détails psychologiques, sans direction d’acteurs ou sans souci de crédibilité de l’action. Les deux créateurs ont baissé les bras, et le public avec eux, en particulier dans une deuxième partie indéfendable par sa paresse dramatique.

Le Trouvère, Opéra de Rouen Normandie, 2021
Le Trouvère, Opéra de Rouen Normandie ; © Opéra de Rouen Normandie

Les solistes ne font pas vraiment changer la donne. D’abord apaisante par ses lignes cristallines, Jennifer Rowley montre rapidement ses limites en termes de tempo et de musicalité pour Leonora. Elle censure sa liberté vocale dans un excès de vibrato et de souffle, rendant encore moins plausible son incarnation. Quand la mise en scène l’improvise hackeuse, de beaux graves fusent, mais il est déjà un peu tard. La justesse est encore moins le fort de Sylvie Brunet-Grupposo, Azucena qui n’entre jamais dans le cœur du sujet. Elle prend en main le « jeter » du son plutôt que son épaisseur. Si les notes intermédiaires et les changements de registre paraissent encore pardonnables dans le premier acte, la suite est vraiment problématique à force de vouloir uniquement « allumer » et « éteindre » le son. Le Manrico en déferlante criarde d’Ivan Gyngazov est loin de faire des étincelles. En voulant pousser constamment les limites de sa voix, il perd en soutien et se fait dépasser par l’émotion du personnage. Un peu de nuances piano, ou au moins des mezzo forte, auraient été appréciables ! Lionel Lhote (le Comte de Luna) est le seul à parfois tirer son épingle du jeu : en atteste cette scène, où muni de lunettes de réalité virtuelle, il revit ses souvenirs avec Leonora, dans une bulle de félicité détachée de la rigidité militaire. Le reste du temps, il laisse une empreinte dans le sillon musical, soigne son legato, malgré des inexactitudes de placement. Grigory Shkarupa (Ferrando) et Aliénor Feix (Inès) campent enfin des seconds rôles vocalement convaincants (à défaut d’indications théâtrales).

S’il ne fallait retenir que deux composantes de cette production, ce seraient évidemment les Chœurs accentus et de l’Opéra de Rouen Normandie, ainsi que l’Orchestre de l’Opéra et l’Orchestre Régional de Normandie. Les chanteurs, préparés par Attilio Tomasello, forment des matériaux autonomes, vivaces et puissants, qui n’appellent que les éloges, dans un règne de nuances et de rubato collectif étourdissant. Les instrumentistes graduent quant à eux les arpèges dans les volumes. La pâte nette et fondue permise par la baguette de Pierre Bleuse traduit à la perfection ce cloud des réminiscence volées par Luna, et l’effusion numérique d’un data center aux enjeux éthiques. Des phrases adipeuses quand il le faut, des crescendos de révolte, des sorts par toutes les strates orchestrales : tout est là, la boue et la substance du drame, la brillance blanche de laboratoire, et les textures aux effets grandioses. Dans un spectacle qui engloutit tout cru ses personnages, sans espoir de salut, on reste donc accroché à cette édifiante photographie musicale, qui cristallise la lumière autour de ce trou noir scénique.

Thibault Vicq
(Rouen, 24 septembre 2021)

Le Trouvère, de Giuseppe Verdi, à l’Opéra de Rouen Normandie (Théâtre des Arts) jusqu’au 2 octobre 2021.  Diffusion en direct sur la place de la Cathédrale (Rouen) et sur une vingtaine d’écrans en Normandie le 2 octobre à 18h.

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