Le naufrage de La Gioconda au Teatro alla Scala

Xl_0h3a5476_ph_brescia_e_amisano___teatro_alla_scala © Brescia e Amisano -Teatro alla Scala

Tout naufrage suscite avec lui son lot d’incompréhensions. Dans le film Titanic de James Cameron, nous ignorons pourquoi Jack ne rejoint pas Rose sur la planchette, qui accueille pourtant de la place pour deux. Dans le cas de cette nouvelle Gioconda au Teatro alla Scala, nous nous interrogeons sur la distribution insuffisante, la mise en scène inexistante, la direction musicale dépassée et le niveau déclinant de l’orchestre, pour une maison si premium, avec une marque à défendre en Italie et dans le monde entier. Ne mâchons pas nos mots : ce spectacle n’est pas digne de La Scala.

Sonya Yoncheva a annoncé son retrait de la production il y a quelques semaines. Irina Churilova, qui la remplace sur les trois dernières représentations (après Saioa Hernández, aux trois premières), est prisonnière de la rondeur et du caractère de chaque syllabe, qui sitôt chantée, est sitôt oubliée. Les nuances suivent uniquement la logique de hauteur : les graves peinent à sortir, les aigus sont violemment catapultés, et le médium suit proportionnellement cette échelle de volume. La voix modulable ne surmonte malheureusement pas les changements de registres disgracieux. L’avancée peu expressive comporte également de nombreuses fausses notes, mais ce n’est rien en comparaison de Stefano La Colla – parfois au demi-ton ! –, qui a atterri sur les répétitions en dernière minute suite au désistement de Fabio Sartori. Le ténor n’est pas étranger au rôle d’Enzo Grimaldo, qu’il a tenu avec plus ou moins de succès sur la scène de la Monnaie de Bruxelles en 2019. Or ce soir, il donne l’impression de découvrir la partition. Il ne parvient pas à atteindre le registre à partir de la première ligne de clé de sol. Ni souffle, ni orientation, ni substance : nous avons beaucoup de peine pour lui, surtout après les huées qu’il essuie au deuxième acte. Son approche est robotique, sans émotion, en boucle sur le « mode berceuse », même dans les moments de tension. Anna Maria Chiuri campe une Ciega un peu trop prudente et craintive, ce qui se ressent sur le placement incertain, en dépit d’un velours moelleux de la phrase. Le maintien fébrile et les lacunes de rythme de Roberto Frontali (Barnaba) empêchent son timbre séduisant de se déployer à l’envi.

La proposition de Davide Livermore aurait dû être présentée pendant l’épidémie de COVID. Les décorateurs du studio Giò Forma ont visiblement plus travaillé que lui. Le directeur artistique du Teatro Nazionale di Genova veut nous en mettre plein la vue comme dans son Attila en ouverture de saison 2018-2019, avec un gigantesque navire, des palais et ponts vénitiens translucides inspirés par Bellotto, Le Tintoret, Fellini et Moebius. Ses notes d’intention convoquent le sacro-saint dilemme « Représenter Venise : objectivité ou subjectivité ? », et semble lui suffire pour finalement ne pas se mouiller ni même faire se toucher (ou se regarder) ses personnages. Davide Livermore confond déplacement de décors (au demeurant bruyant) et action scénique. Il se place plutôt en réfractaire du théâtre, entre des GIFs de mouvement pour le chœur (lorsque ce dernier a la rare chance de bouger), et une fixité maladive des solistes, aujourd’hui inimaginable dans un théâtre. Ce spectacle essaie de détourner l’attention vers un festival technique, en faisant croire que tout cela est suffisant pour un public d’opéra, qu’il soit de passage éclair à Milan ou abonné. C’est au mieux lamentable, au pire honteux.

Qu’est-il arrivé à l’Orchestre du Teatro alla Scala, constamment pris par surprise par l’écriture de Ponchielli ? Les fouillis de violons 1 se disputent aux contretemps décalés et au concours de décibels entre les cuivres et les percussions. Frédéric Chaslin a beaucoup de difficultés à tenir la fosse, aux pizzicatos éparpillés et aux ensembles jamais ensemble. Il insuffle trop de nervosité, et sans doute pas assez de suintements ou même d’épanchements romantiques, à ce grand opéra revisité. La fanfare au burin se substitue aux élans pudiques, le mouvement métronomique strict remplace le rubato sensuel.

Dans les naufrages, il y a toujours cette petite pointe d’espoir qui permettra peut-être de sauver une partie de l’équipage. Pour preuve : Irina Churilova et Stefano La Colla se ressaisissent légèrement au IV. Hormis un acte II en sous-performance, la mezzo-soprano Daniela Barcellona offre un engagement vocal incisif et pulpeux, poignant de vérité. Les ailes de condor d’Erwin Schrott lui font dérouler une pelote charnelle de phrase, pleine de légato généreux. C’est bien lui qui remporte la mise, aux côtés d’un Chœur du Teatro alla Scala déterminé et exempt de tout reproche, base rythmique indéniable et symbole de cohésion complète, comme des rescapés insubmersibles de cette production qui a toutes les caractéristiques du radeau de fortune.

Thibault Vicq
(Milan, 14 juin 2022)

La Gioconda, d’Amilcare Ponchielli, au Teatro alla Scala (Milan) jusqu’au 25 juin 2022

Crédit photo © Brescia e Amisano -Teatro alla Scala

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