Le Couronnement de Poppée à l’Opéra national du Rhin, du tout au tout

Xl_popp_epg0265hdpresse © Klara Beck

L’opéra demande d’assumer ses livrets. Pain bénit quand on dispose de celui, fantastique, du Couronnement de Poppée, mais aussi responsabilité de ne pas édulcorer sa dimension sex & rock’n’roll. Le Festival d’Aix-en-Provence avait mis la barre très haut l’été dernier avec une production solaire. C’est à présent à l’Opéra national du Rhin de proposer un spectacle décapant (en coproduction avec l'Oper Graz), qui réunit tous ses ingrédients en osmose. Au contraire de certaines maisons dupliquant saison après saison leur programmation sur un même catalogue, la maison alsacienne cherche les talents : elle offre au metteur en scène Evgeny Titov ses (triomphaux) débuts français, attestés par un fervent applaudimètre qui vaut également pour les acteurs musicaux embarqués avec lui.

Ni trop explicatifs, ni trop symboliques, les décors de Gideon Davey trouvent le juste milieu pour servir de support à l’œuvre dans le moindre recoin. Un cylindre de métal entouré d’un escalier pour l’extérieur de la demeure de Poppée, un théâtre de velours rouge à deux niveaux pour l’intérieur. Sous l’escalier vit Sénèque en SDF, entre quelques tonneaux et poubelles. Néron est un nouveau riche mafieux en moto, capable de se déplacer d’un monde social à l’autre. L’esthétique porno chic (mais pas sordide) transfigure cette dépravation, tandis que la crudité du sexe et de la violence pousse la représentation du réel dans ses retranchements. Une direction d’acteurs si juste et si complète tient du miracle. Evgeny Titov tapisse le recitar cantando de passionnantes expressions physiques qui réduisent le fil ténu entre réalité et fiction. Les textes n’ont pas bougé d’un iota depuis 1642, et on a pourtant l’impression d’assister à du théâtre contemporain dans une langue d’aujourd’hui. Les artifices de l’opéra se sont synthétisés en une œuvre totale, nécessaire, visant à retrouver coûte que coûte une résonance contemporaine, nourrie par la gravité des corps, sans oublier d’irrésistibles éléments comiques – dont une scie circulaire – dans la cruauté du malheur des autres. Époustouflant !


(c) Klara Beck

Le travail exceptionnel de la distribution vocale marie chant et théâtre en une entité indivisible jusque dans les rôles « secondaires ». La Fortune de Rachel Redmond frétille d’insolence, la Vertu câline et généreuse de Marielou Jacquard choisit la résilience dans un souffle au long cours, l’Amour de Julie Roset mène une course aux étoiles dans une aura à base d’émission mousseuse. L’autre « triade », celle des Sbires (Patrick Kilbride à la prosodie aérienne, Antonin Rondepierre à la longueur cristalline, et Renaud Brès à la minéralité iodée), témoigne d’une polyphonie lumineuse. Du Valet ultra-investi en météores généreuses (Kacper Szelążek) au Lucain sournois, reptilien et bien posé (Rupert Charlesworth), les hommes de l’ombre sont à la fête. Nahuel Di Pierro incarne Sénèque en grandes bouchées affamées, mais toujours confortées par un imperturbable timbre tournesol, à la recherche de ce qui va éclairer sa ligne. On est heureux de retrouver Lauranne Oliva, artiste de l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin, pour qui Drusilla est faite de pétales de rose parfumée et de la pureté de la dragée. Emiliano Gonzalez Toro disait au micro d’Opera Online en décembre 2021 sa proximité avec la musique de Monteverdi ; il le confirme ce soir en Arnalta délurée et désopilante, sorte de Divine passée à la moulinette de RuPaul's Drag Race, où la précision et la projection (jusque dans les moments sciemment chétifs) sont de mèche avec une gestion convaincue de l’espace. L’épatant Carlo Vistoli interprète Othon à travers des fragments de souffrance magnifiée. C’est parce qu’il explore les côtés granuleux, amers et sombres de la voix qu’il enthousiasme autant. L’approche de Kangmin Justin Kim s’assimile pour sa part à une armure rutilante de pouvoir, contre vents et marées. Dans la tempête politique ou dans la psyché, son Néron s’exprime en superbes déflagrations et en hypnotiques légatos. Katarina Bradić figure Octavie et son ombre, son humanité et sa résilience, délimitant ses moments à elle avec densité, comme avec un projecteur dont on profiterait en drama queen des derniers maigres spotlights. Poppée mérite bien sa couronne en la personne de Giulia Semenzato. Ricochets gourmands de modulations et charme théâtral de la simplicité émanent de sa prestation. L’arrivisme de la courtisane n’est pas tant un vice, car sa sensualité semble innée, dans une magie qu’elle exerce sur son entourage. La soprano italienne n’a nul besoin de surligner ses intentions ; on reste accroché à ce flux musical dénué de tout artifice.

Avec son ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon concocte une hallucination auditive, avec de denses volumes qui se désagrègent, un continuo inflammable aux doigts de fée, un suspense de tenues et une explosion de dissonances. Il privilégie la spontanéité psychologique à la beauté sonore. Du rugueux, du pâteux, du visqueux, s’intègrent au climat général de l’œuvre, et achèvent d’assumer la « saleté » du Couronnement de Poppée, en pleine lignée de cette mise en scène et de cette distribution qui feront date.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 24 mars 2023)

Le Couronnement de Poppée, de Claudio Monteverdi, à l’Opéra national du Rhin :
- à l’Opéra de Strasbourg jusqu’au 30 mars 2023
- à La Sinne (Mulhouse) les 16 et 18 avril 2023
- au Théâtre de Colmar le 30 avril 2023

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