La Force du destin à Francfort, entre ambition et maladresse

Xl_3765_laforzadeldestino09_gross © Monika Rittershaus

Le livret de La Force du destin, abracadabrantesque mélange de drame politique, historique et social aux péripéties improbables, relève davantage du cadeau empoisonné que du pain bénit pour un metteur en scène. Bonne nouvelle : le jeune et désinvolte Tobias Kratzer ne se soucie pas de réalisme chronologique (notion déjà très floue dans l’opéra), et renforce paradoxalement la cohérence conceptuelle de l’ensemble. Dans une grande fresque sur le racisme aux États-Unis, six tableaux (étalés sur quatre actes) reprennent individuellement une période-clef des ségrégations que le suprématisme blanc a produites, du XVIIIe siècle (l’esclavage) à aujourd’hui (la référence à « Black Lives matter »). Sur la forme, exemplaire et visuellement très réussie, l’abécédaire théâtral se renouvelle à chaque scène. Sur le fond, la variété des outils dessert le propos.


(c) Monika Rittershaus

Le tee dont part la balle du destin s’incarne en Marquis de Calatrava, refusant que sa fille Leonora aime Alvaro, du fait de son « sang impur ». Tobias Kratzer s’oriente alors vers la « question noire », avec plus ou moins de succès, trop littéral ou pas assez. Parmi les contournements alambiqués : la guerre du Vietnam, pour souligner la propagande anti-Martin Luther King par des groupuscules au sein de l’armée. Parmi les doutes : la cinquième partie a lieu dans une banque alimentaire, sous le mandat de Barack Obama (des statues en cire du couple présidentiel, affublé du tablier des bénévoles, sont disposées dans le décor), mais s’avère hors de propos sur le postulat du racisme car l’angle d’analyse est social et rejoint celui de la protection des opprimés. De façon plus générale, le metteur en scène brouille les pistes en assenant des thèmes qu’il ne grattera pas plus qu’en surface. Il est d’autant plus difficile de suivre les personnages dont le masque évolue dans le spectacle. C’est cependant dans la provocation qu’il produit les images les plus saisissantes : un jeu de roulette russe sur les populations locales des régions de guerre, l’embrasement d’une croix par des membres du Ku Klux Klan, la gâchette facile de policiers d’aujourd’hui sur un Alvaro noir, un décor de saloon caoutchouteux et guignolesque… Autant de décharges électriques qui ramènent sans doute aux symboles vérolés d’une culture états-unienne mainstream exportée partout dans le monde, et d’un pouvoir religieux hypocrite dès que l’égalité se greffe aux discussions.


(c) Monika Rittershaus

Nous ne lui enlèverons cependant pas sa direction d’acteurs époustouflante (exception faite des vidéos, très série B de bas étage). Michelle Bradley (Leonora) est d’ailleurs la première à se donner corps et âme dans son rôle. Nous en venons même à la trouver parfois trop « performative », composante à laquelle participe l’exagération des nuances (des forte émis fortississimo) et du vibrato (si serré que la note en perd son socle de fréquence). De ce fait, elle embrase la scène par sa seule présence (l’acte II est, à ce titre, souverain) et de sa pâte vocale brillamment concoctée, dans une expérimentation déroutante. L’excès lui va bien, mais la compatibilité scénique avec les interprètes de Carlo et Alvaro, qui réservent tous deux de somptueuses arias ensemble, pourrait mieux s’exprimer. Christopher Maltman (ou Evez Abdulla, selon la date) remplit la stature d’un frère agressif et d’un fils mal dans sa peau. Si la précision défaille parfois par une émission gutturale et crue, si les fins de phrases ne concluent pas aussi vaillamment leurs débuts inondés d’alarme ténue, la magie de l’incarnation s’opère et s’étoffe jusqu’à un finale à en perdre la tête. Le ténor Hovhannes Ayvazyan offre un timbre somptueux et une prosodie de luxe de bout en bout. Souffle de coton et courants véloces d’intensité hallucinante agrémentent une gestion extraordinaire du placement de la voix. Sa voix agile et ensoleillée porte moins que celle de ses comparses, et Museumsorchester de l’Oper Frankfurt, sous la baguette de Jader Bignamini (en alternance avec Gaetano Soliman), ne lui facilite pas la tâche en le couvrant régulièrement. Le chef, vraiment inspiré dans le détail plutôt que sur les grands tutti (souvent peu écrémés en basses) dirige l’œuvre efficacement, bien qu’une patte plus colorée eût permis d’entendre une Forza plus immersive. Enfin, nous ne nous lasserions pas de nuances s’il nous était permis d’en entendre davantage.

Dans les personnages satellites, un autre tour de force se présente ce soir en la Preziosilla superlative de Tanja Ariane Baumgartner (Judita Nagyová à d’autres représentations), enchaînant les cadences et ornements virtuoses dans une fraîcheur bienvenue, et occupant incomparablement l’espace. Franz-Josef Selig maîtrise aussi bien la hargne sourde et précise du Marquis de Calatrava que la philosophie en longues tenues du Père Guardiano. Melitone un peu frêle au II, Craig Colclough propose par la suite une incarnation volcanique au III. Les chœurs de l’Oper Frankfurt peuvent également se féliciter d’un bon travail.

En dépit d’avoir eu les yeux plus gros que le ventre, Tobias Kratzer méritait mieux que les nombreuses huées qu’il a reçues au moment des saluts. Le coup du sort, sûrement, pour celui qui avait déjà reçu les foudres de certains spectateurs pour son adaptation de L’Africaine dans l’espace, en cette même maison, il y a un an. Même les penseurs d’œuvres ont leur fatum

Thibault Vicq
(Francfort, le 27 janvier 2019)

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