La Création de Haydn à l’Opéra national de Lorraine : joies de musique en enfumage scénique

Xl_https___www.myra.fr_wp-content_uploads_2023_06_la-cr_ation-_-simon-gosselin-11-copie © Simon Gosselin

Un spectacle, plusieurs portes d’entrée : c’est le principe de La Création de Joseph Haydn à l’Opéra national de Lorraine, en coproduction avec le Théâtre des Champs-Élysées. La première regroupe les quatre représentations place Stanislas de cette version mise en scène par Kevin Barz (qui avait été, avec malice, à la réalisation des courts-métrages du projet NOX #1 en 2021). La deuxième date a été le fruit d’un travail avec (notamment) des chorales amateurs, jusqu’à un concert Salle Poirel (fin janvier) avec le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra, ainsi qu’avec les trois solistes vocaux du spectacle. La troisième investit le métavers. Un double virtuel du Théâtre a été designé sur la plateforme Sansar pour accueillir les visiteurs – sur PC uniquement – qui ne pourraient pas venir IRL (in real life) à Nancy, leur permettant ainsi d’échanger (sous la forme d’avatars) par chat ou de vive voix pendant le live, lui-même retransmis sur un écran en salle (toujours en immersion dans l'univers virtuel).

Pour tracer le fil rouge de Die Schöpfung, Kevin Barz a cherché à démontrer la logique empirique des événements survenus pendant les six jours de Création divine du livret (plutôt que de prendre ce dernier au pied de la lettre), au regard des découvertes scientifiques des siècles passés, de la photosynthèse jusqu’à l’intelligence artificielle. Les membres du Chœur de l’Opéra national de Lorraine représentent ainsi des penseurs et savants de l’Histoire (Archimède, Copernic, Marie Skłodowska-Curie, Alan Turing…) qui regardent ensemble passer le temps de leurs travaux, au milieu de créations vidéo 3D envahissantes et fatigantes. Le dispositif de projection LED prend de la place, mais Kevin Barz ne trouve pas d’autre solution que de maintenir les choristes immobiles sur une estrade. Nous qui croyions, au moment de la répétition générale sur Sansar, que notre écran s’était figé, avions en fait assisté au déroulement normal du spectacle. Sous couvert de modernité, il propose un divertissement lumineux d’une franche ringardise : des molécules H2O pour illustrer la création de l’eau, des animaux modélisés en 3D avec lesquels les solistes font mine de jouer avec une manette, des lignes de code pour figurer la technologie, des personnages qui bougent la bouche (en retard) à partir de capteurs placés devant les solistes… La palme de l’inutilité revient à un robot humanoïde dernière génération – AMECA, développé par la société de recherche informatique OFFIS –, apporté avec soin par quatre régisseurs pour deux minutes de scène, lors de la partie consacrée à Adam et Ève. La lourdeur (dans tous les sens du terme) du dispositif et la direction d’acteurs carrément cringe atomisent sans répit l’intérêt d’une démarche pourtant porteuse sur le papier, et finalement prétentieuse dans sa mise en œuvre. Tout ça pour ça ?


© Simon Gosselin

À la place de ce techno-fatras, nous garderons le souvenir d’une interprétation musicale collective. Marta Gardolińska dirige l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine comme une expérimentation sur le voyage de matières autonomes. Celles-ci naissent du néant et prennent du galon sous l’effet d’une accrétion instrumentale qui fait voguer un navire unique sur les vagues de Haydn. La directrice musicale de l’institution nancéienne chorégraphie ces va-et-vient entre objets du cosmos et terrains terriens par la finitude de ce qu’ils représentent tous et du moyen par lequel ils peuvent être modifiés. Elle abonde ainsi dans le sens aussi bien du livret biblique que de Kevin Barz. La logique de courants, plus que de phrasés, inspire également les membres de l’orchestre, investis dans le son jusque dans des nuances infinitésimales et des tuilages de calques (malgré quelques attaques dont la synchronicité est à parfaire).

Avec Guillaume Fauchère, le Chœur de l’Opéra national de Lorraine s’est hissé au plus près du texte dans sa construction de textures et d’ambiances, et a acquis une telle confiance dans les fugatos qu’il a même tendance, à quelques moments, à être en avance sur la fosse. Nous regrettons toutefois que l’emplacement des choristes desserve la portée des voix masculines (assises au fond) et fasse surtout retentir les vibratos disproportionnés d’une ou deux sopranos du premier rang.

Le baryton-basse Sam Carl utilise le temps de la représentation pour explorer la bonté de son ange Raphaël, initialement affirmatif et protocolaire, presque menaçant, pour s’ouvrir au cœur de la transmission du message qui lui est dévolu. En Adam, il libère l’humanité de ses récitatifs et skie habilement d’une ligne à l’autre. Le ténor Jonas Hacker répand la bonne parole, irradiant de conviction sur les enjeux de son témoignage. Julie Roset jaillit toujours comme une flèche de cathédrale, dans la simplicité même, n’omettant jamais la profondeur de ses notes. La magnificence de l’émission répond à une maîtrise époustouflante de la résonance avec l’orchestre. La voix s’émerveille des mots, l’orientation musicale emprunte les chemins les plus émouvants. Il va en falloir, du temps, pour trouver une intelligence artificielle capable de dépasser le plaisir d’écoute de cette soprano qui monte !

Thibault Vicq
(Nancy, 18 février 2024)

La Création (Die Schöpfung), de Joseph Haydn, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) et en direct sur le métavers (plateforme Sansar) jusqu’au 23 février 2024

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