La Bohème, éclaireuse de révolutions à l’Opéra national de Nancy-Lorraine

Xl_la_bohe_me___jean-louis_fernandez_12 © Jean-Louis Fernandez

Repenser à un spectacle, c’est songer à des images, à des situations théâtrales et à des sommets musicaux. Avec la nouvelle Bohème de l’Opéra national de Nancy-Lorraine (en coproduction avec le théâtre de Caen, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l’Opéra de Dijon et l’Opéra de Reims), on ne cesse de se remémorer la lumière : de scène (par Jérémie Papin), de fosse, de chant, mais aussi de ce qui éclaire la lecture de David Geselson, dont c’est le premier plongeon lyrique.

À l’extrême inverse d’un son puccinien pâteux, la dernière production de Marta Gardolińska comme directrice musicale place Stanislas laisse passer les rayons du soleil et de la lune à travers une génoise instrumentale à tiroirs. Plutôt que le jusquauboutisme, elle a choisi le « jusqu’en dedans », un voyage dans le cœur de la matière. Son geste ciselé définit les contours d’un rubato espiègle et sensible, où tout peut jaillir à tout moment, où le moindre changement de costume reste envisageable, avec le soutien d’un excellent Orchestre de l’Opéra national de Nancy-Lorraine aux pieds de velours, orienté par le rebond et la résonance. Le merveilleux du rêve n’est jamais loin, au même titre que l’énergie de la carte postale vivante. Un unique crédo, remporté haut la main : la liberté dans la légèreté, mais une légèreté qui ne tourne le dos ni aux climax ni aux reliefs. La cheffe interprète les quatre actes en quatre chemins continus d’une lumière déviée par l’âme et le cœur, dans un carrousel des temps perdus, attentif à ce qui connecte émotionnellement ces personnages.

La Bohème - Opéra national de Nancy-Lorraine (2025) (c) Jean-Louis Fernandez
La Bohème - Opéra national de Nancy-Lorraine (2025) (c) Jean-Louis Fernandez

On en vient donc à l’étonnante mise en scène de David Geselson, dont les atours classiques s’avèrent trompeurs car sous le café Momus s’illustrent les pavés de la Révolution de 1830. Si les Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger (qui ont inspiré le livret) sont publiées peu après la Révolution de 1848, l’opéra est conçu en 1896, à la fin d’un siècle ayant connu plusieurs mouvements politiques insurrectionnels européens. Le destin même des artistes du XIXe, en particulier dans les années 1830, ne peut donc, selon David Geselson, vibrer qu’à travers la grande Histoire et les œuvres d’art qui en émanent. Le spectacle fonctionne sur un dialogue entre peintures (de Delacroix, notamment) projetées en transparence, poèmes et action de plateau pour ne pas oublier que les artistes étaient aussi aux premières loges, depuis les barricades. Le décor symbolique fait aussi bien partie des œuvres qu’il ne les agrémente. Les personnages créent autant qu’ils vivent, se souviennent autant qu’ils s’inspirent. La mansarde et la neige sont là, quoique très loin des clichés et des passages obligés.

Marcello et Rodolfo sont unis par quelque chose de bien plus grand que l’art, Mimì et Rodolfo s’aiment comme deux combattants des idées. Entre les vignettes, les ellipses à combler et les indices à rassembler doivent être pris en charge par le spectateur, si tant est qu’il l’accepte, pour ressentir à fond la puissance des sentiments en jeu. Le spectacle fonctionne ainsi sur une interaction discrète – presque télépathique – des corps et la catalyse picturale ou poétique. La tension de la rencontre, la saveur des retrouvailles, la valeur des choses, ne sont que supposées, mais résonnent fort, tant qu’on accepte de se laisser porter, toujours dans de magnifiques éclairages clairs-obscurs. Ce qu’on ne voit pas se ressent car l’ombre cache autre chose. L’aura de Mimì se dévoile par exemple à sa mort, telle une cérémonie d’hommage bougie à la main par ses partisans. Meneuse ou muse de révolution, qu’importe le titre tant que la trace de la grande dame demeure.

La Bohème - Opéra national de Nancy-Lorraine (2025) (c) Jean-Louis Fernandez
La Bohème - Opéra national de Nancy-Lorraine (2025) (c) Jean-Louis Fernandez

Le miraculeux Rodolfo d’Angel Romero incarne peut-être le mieux cette étincelle meurtrie et cette nostalgie imprégnée de vitalité. La voix est un phare étincelant de valeurs, prenant le temps pour déployer en arabesques optimistes le potentiel maximum de sa phrase. Après s’être cassé la cheville à la deuxième représentation à Nancy, le ténor doit désormais adapter ses mouvements depuis un fauteuil roulant, avec une jambe dans le plâtre. Le personnage porte réellement les stigmates de son combat pour la liberté ! Chez Lucie Peyramaure, on entend une Mimì tellurique en pleine phase avec l’orchestre, et pour qui la ligne insoumise est fixée par elle et elle seule, même si cela implique un flux un peu moins naturel et évolutif que chez Rodolfo. Le manque de nuances la met peut-être trop dans une situation jouée d’avance, alors que le timbre solennel lui confère d’emblée l’argument d’autorité d’une étoile filante. Lilian Farahani a également tendance à trop montrer l’influence de sa Musetta, mais plutôt dans sa façon virtuose de jongler avec la respiration et les silences, dans sa conscience à se savoir attentivement écoutée – les qualités vocales sont à la fête ! –, si bien que l’émotion n’effleure pas toujours dans la deuxième partie. Yoann Dubruque compose Marcello dans la dentelle et l’argile, dans la compassion et la confidence, autant dire que le pari est subtilement tenu. Schaunard noble et incisif (Louis de Lavignère), Colline assuré mais un peu fébrile en longueur de note (Blaise Malaba), et Benoît (Yong Kim) robuste et théâtral, complètent la distribution, à laquelle s’ajoutent les bien préparés Chœurs d’enfants du Conservatoire Régional du Grand Nancy et la sérieuse fusion desChœurs de l’Opéra national de Nancy-Lorraine et de l’Opéra de Dijon.

Thibault Vicq
(Nancy, 21 décembre 2025)

La Bohème, de Giacomo Puccini :
- à l’Opéra national de Nancy-Lorraine jusqu’au 23 décembre 2025
- au théâtre de Caen du 8 au 12 février 2026
- au Grand Théâtre de Luxembourg du 25 février au 1er mars 2026
- à l’Opéra de Dijon (auditOrium) du 11 au 17 mars 2026
- à l’Opéra de Reims les 27 et 29 mars 2026

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