Iphigénie en Tauride à l’Opéra national de Lorraine : une définition de la beauté totale

Xl_iphig_nie_en_tauride__c__jean-louis_fernandez-092 © Jean-Louis Fernandez

Avec ses nobles chœurs et sa progression dramatique, Iphigénie en Tauride laisse à la fois une liberté de traitement contextuel et une exigence de lettre textuelle et musicale. Dans cette coproduction avec le Stadttheater Bern, l’Opéra national de Lorraine voit juste et propose un magnifique spectacle, à l’esthétique dans l’air du temps – constance réjouissante du mandat de Matthieu Dussouillez –, et où les individualités des artistes rassemblés portent haut les couleurs de la création, motrice et infatigable, au service du public. La rencontre collective à laquelle nous assistons ce soir surpasse d’ailleurs nos désirs de public d’opéra.

La maison nancéienne avait introduit en France le travail de mise scène de Silvia Paoli, l’année dernière avec une Tosca sourde et picturale. La Florentine passe désormais à Iphigénie en Tauride, œuvre moins figurative, plus intériorisée. Elle place l’action dans une secte aux airs d’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, dans laquelle les femmes vivent en communauté de prière et de ménage sous le joug des hommes. Les décors de Lisetta Buccellato frappent la rétine de leur insoutenable beauté, les lumières de Fiammetta Baldiserri tutoient les cimes. Mais la plastique contribue elle-même à la dramaturgie de la lecture. Sur un plateau où l’espace étend sa menace, Silvia Paoli représente une Iphigénie leader, bloquée entre quatre murs, mais qui, avec les chanteurs, remplit l’espace par le son de la fosse, par un essentiel chorégraphique et par un sens inouï de la théâtralité less is more. Il faut le voir pour le croire : elle fait parler le vide (les chaises qui attendent les fidèles avant le sacrifice d’Oreste), elle occupe mentalement l’intégralité du plateau à partir de gestes minimes (le duo Pylade-Oreste en cellule), elle superpose brillamment des temporalité de récit (les souvenirs d’Iphigénie et d’Oreste enfants, avec leurs parents Agamemnon et Clytemnestre, joués par des comédiens). In fine, elle tient d’une main de maître le rythme de ces tableaux, mais surtout une œuvre parfois considérée (à tort) trop statique, grâce à l’art d’un saupoudrage thématique méticuleux et juste.


Iphigénie en Tauride - Opéra national de Lorraine (c) Jean-Louis Fernandez

Alphonse Cemin, à la baguette, parle dans le programme de salle d’une « musique sans gras ni boursouflures, réduite à l’os ». La formule rejoint un renversant procédé de la perspective, où la sculpture s’opère par reflets et sillages. L’approche a porté ses fruits, car nous n’avions pas entendu l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine aussi précis et engagé depuis des lustres. Le chef communique la fureur des tutti en droites sécantes et en arcs de cercle, dans un art pictural et géométrique qui place les longueurs de notes et d’archets sur un plan auditif. Les pas feutrés succèdent à la surprise incarnée, la force centrifuge s’emboîte à la volée des lignes instrumentales. Sur un flux douillet, il agglomère les strates tout en facilitant la circulation entre chacune d’elles. Il poétise particulièrement les tenues et s’oppose à la facilité harmonique. Les accords ne sont jamais droits ou uniques, ils se diffusent. Cette chrysalide de gomme entoure progressivement l’oreille, sur des récitatifs cristallins et des instants superbement relâchés – à l’instar de l’esprit d’Iphigénie, humainement incapable de synthétiser l’assaut effréné de ses pensées traumatiques. En résulte un état constant de défilement, dénué de confusion, baigné d’une splendide maturation. Pour continuer sur les forces vives, les pensées interprétatives traversent les Chœurs de l’Opéra national de Lorraine – en parenté de matière avec l’orchestre – jusqu’à un dernier acte sensationnel : les phrases vont toujours plus loin que la simple restitution, tout se joue de l’intérieur, main dans la main, même si les départs et vibratos féminins peuvent encore bien gagner en homogénéité.

Les feux ardents crépitent au sein de la distribution. Julie Boulianne, Iphigénie au timbre de bois fumé, à la phrase gorgée de sève vivace et mélancolique, au noyau de son en grâce, bouleverse. Julien Van Mellaerts, par une sublime prosodie de textures diffuses, perce Oreste à jour, et sidère. Chaque départ est le début d’une nouvelle aventure musicale vigoureuse. Petr Nekoranec se poste en funambule de la souple dentelle, et ne fait jamais désemplir d’émotion son Pylade. Outre la puissance explosive de Pierre Doyen – Thoas aux allures de Donald Trump –, nous retiendrons l’intensité dramatique de Lucie Peyramaure et de Grace Durham, ainsi que les talents d’acteur d’Halidou Nombre. Les uns, les autres, la musique et la scène dans la tragédie, actuelle et complète. Une entité unique. Une grande production.

Thibault Vicq
(Nancy, 15 mars 2023)

Iphigénie en Tauride, de Christoph Willibald Gluck, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 21 mars 2023

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