Il Primo Omicidio au Palais Garnier, ou la vaine leçon de réanimation

Xl_bernd_uhlig___opera_national_de_paris-il-primo-omicidio-18.19--c--bernd-uhlig---onp--8--1600px © Bernd Uhlig - Opéra national de Paris

Sur la TNT, des émissions à audience incertaine traitent régulièrement des phénomènes paranormaux, incluant l’expérience de séparation de l’âme en dehors d’un corps mort ou vivant. Cette nouvelle coproduction de l’Opéra national de Paris, de la Staatsoper unter den Linden (Berlin) et du Teatro Massimo (Palerme) pourrait en être l’illustration, à la différence que l’agonie d’ennui est diagnostiquée au spectateur avant même la fin de l’ouvrage.


Il Primo Omicidio, Opéra national de Paris ; © Bernd Uhlig - Opéra national
de Paris

Il Primo Omicidio ovvero Caino, d’Alessandro Scarlatti (son fils Domenico est plus connu pour ses sonates pour clavecin), figure aujourd’hui au rayon des oratorios méconnus du début du XVIIIe siècle – forme très en vogue alors car née vers 1640 – parmi un très large catalogue lyrique : des opéras par dizaines, des cantates par centaines, mais des oratorios teintés d’humilité pour leur sujet religieux, quoique ornés de composantes populaires, comme le rythme de « sicilienne » ou la sixte dite « napolitaine ». À l’ordre du jour, un des premiers épisodes de la Bible : Caïn, fils aîné d’Adam et Ève, assassine son frère cadet Abel, après que ce dernier a remporté les faveurs de Dieu par le sacrifice d’un agneau (Abel est berger) plutôt que par l’offrande de blé soumise par Caïn. Lucifer incite et salue ce premier meurtre de l’humanité. Dieu condamne l’homicide et épargne Caïn pour le soumettre à l’errance jusqu’à la fin de sa vie.

La mise en scène, les costumes, décors et lumières de Romeo Castellucci s’articulent alors d’une double passivité : celle, humaine, induite par l’activité des êtres suprêmes, et celle résultant du déterminisme de la transmission génétique. Dans la première partie, un ballet de couleurs, de formes et de lumières a lieu derrière les personnages : les décisionnaires divins agissent par symboles dans le dos des vivants en attendant d’être vénérés. Ce hors-champ convoque une réalité alternative : celle qui ne peut être vécue par la chair. Les images, d’une exceptionnelle beauté, hypnotisent comme pour faire oublier l’anémie de l’action « réelle » en avant-scène. Le casting ne peut interagir avec le décor, sauf avec un retable à l’envers préfigurant les plans de Lucifer. Adam, Ève, Abel et Caïn sont déjà désincarnés.


Il Primo Omicidio, Opéra national de Paris ; © Bernd Uhlig - Opéra national
de Paris

Au second acte, tous les personnages sont doublés par des enfants (issus de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et du Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris) mimant les gestes et surtout les paroles des chanteurs situés en fosse. Sur un champ d’herbes semi-hautes, probablement celui où exerce Caïn, personne n’est donc réellement responsable de ses actes, pas même d’un meurtre au sein d’un environnement concret. Le fameux péché originel des parents Adam et Ève, la première infraction, imprègne les générations futures. Les gestes sont commandés par un autre corps, le théâtre de l’humain ne passe que par le jeu, sans conséquence apparente. Le problème vient de cette émotion sans substance, de cette impossibilité à exprimer davantage quelque chose de creux, comme dans un spectacle de fin d’année en fin d’école primaire ou en début de collège.

En dépit d’une belle qualité vocale, la distribution peine aussi globalement à surmonter la sensibilité Playmobil, détachée de vie intérieure. Kristina Hammarström chante un Caïn au timbre de pétale coloré, à la prosodie imprégnée de gravité sans exagération, à l’enveloppe sonore d’une grande tenue sans jamais cependant crever l’abcès. Si l’Abel d’Olivia Vermeulen n’est pas martyr, il n’exprime que peu d’extras au-delà d’un chant délicieux, en courant d’eau fluide. Birgitte Christensen (Ève) a le bénéfice du souffle et de l’amour du risque, dans de longues phrases grisantes saupoudrées çà et là de quelques vibratos, quoique ternies par une mezza voce fragile et un placement parfois difficile. Alors que la pureté de la voix se révèle dans la deuxième partie, l’orientation se perd et la soprano réfrène son interprétation. Dieu est contre-ténor : Benno Schachtner a beau être sans cesse au point de déployer son timbre d’étain, il ne dépasse jamais l’exécution littérale de la partition. Adam (le ténor Thomas Walker) parvient haut la main à égratigner le portrait léché de son rôle, en apportant un soin méticuleux et une musicalité exemplaire à chaque note. Ses nuances prodigieuses en font déplorer la timidité chez ses partenaires, et la direction de son légato mène constamment en terre insoupçonnée. La figure diabolique du Lucifer selon Robert Gleadow est possédée par la musique, et explose de force et de hargne joueuse, pour un plaisir total de mélomane et de spectateur.


lI Primo Omicidio, Opéra national de Paris ; © Bernd Uhlig - Opéra national
de Paris

Le B’Rock Orchestra confirme son énergie, sa pâte organique et l’excellence de ses instrumentistes (notamment la violon soliste Cecilia Bernardini interprétant le concerto initiant l’œuvre). La baguette avisée de René Jacobs opte pour une acoustique condensée, fait entendre la résonance des accords, avec cependant une fâcheuse tendance à effacer les contrastes, envelopper les chanteurs et s’en tenir à une exécution trop métronomique, laissant peu de marge aux libertés.

La connexion avec l’histoire de la Genèse se perd ainsi parfois musicalement et scéniquement. Le mythe fondateur du premier crime est mort-né, l’autopsie en est portée avant même son déroulement. L’âme en est sortie et nargue les spectateurs, qui n’ont plus qu’à zapper sur une chaîne à deux chiffres pour oublier leur déception.

Thibault Vicq
(Paris, le 24 janvier 2019)

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