
Pour sa quarante-troisième édition, le Festival international d'opéra baroque de Beaune revêt des habits un peu différents avec son nouveau délégué général Maximilien Hondermarck. Toujours sur plusieurs week-ends, le programme inclut désormais des visites guidées musicales dans des lieux patrimoniaux de la ville, ainsi que des rencontres avec les artistes (comme une conversation, ce jour, entre la cheffe Lila Hajosi et la musicologue Isabelle Ragnard autour de la polyphonie de la Renaissance, en préambule du concert de clôture). Outre l’instauration de « Baroque futur », résidence pour jeunes musiciennes et musiciens (avec l’ensemble La Palatine), le catalogue de production continue à solliciter les artistes baroques (et pré-baroques) les plus talentueux, dans toute leur diversité. La distribution vocale de cette Agrippina dans la cour des Hospices ne fait pas exception.
Ce best of des cantates et oratorios précédents de Haendel, mâtiné d’inspirations d’autres compositeurs, repose en effet sur ses interprètes (de surcroît en version de concert), pour restituer les contrastes du tournoi de coups vaches entre Agrippina et Poppea. Ces deux queens requièrent d’indéniables calibres, qu’Arianna Vendittelli et Ana Vieira Leite incarnent jusqu’à la moelle. La première garde hissé le drapeau du pouvoir, en remplissant une ligne à la longueur politique d’avance. Son contrôle noble en drapé rouge vif et indigo part à l’assaut de températures affectives plurielles, à l’émission directe. Agrippina devient femme de scénario, à l’énergie redoutable et à la liberté qui lâche les chiens. Sa vérité de chair et de sang, quasi-vampirique, s’entend en promenade de fermeté et de certitude. La seconde soprano opte pour l’uniformité de la légèreté, la séduction ravageuse d’un timbre qui retombe constamment sur ses pattes, comme une influenceuse gèrerait son image sans discontinuer. Ana Vieira Leite danse les notes, infuse le chant simultanément à son déploiement. Le dada de cette Poppea qui redéfinit les lois de l’attraction : des montagnes russes de satin, dans un tissage linéaire de beau en nuances perlées.
Pourtant, cette dualité de rôles-titres doit batailler contre la dichotomie un peu forcée de l’ensemble Les Épopées. Stéphane Fuget s’intéresse surtout à la brutalité des rapports de pouvoir, et demande un staccato automatiquement arraché et un legato baveux, binarité qui changera peu de forme dans la soirée. Le chef effleure seulement la sensualité en abusant de circularité, passe à côté du rebond résonnant par excès de verticalité, tandis que le claveciniste cède au spectacle tapageur d’ornements, renforçant ainsi l’impression de confiture piégeuse à laquelle ses instrumentistes participent. Si les départs seuls n’étaient pas synchronisés, cela n’aurait peut-être pas tant dérangé outre-mesure. Là, ce sont les parties au sein des mêmes pupitres qui vivent leur vie individuellement. Plutôt qu’un manifeste de liberté, on penche pour une maladresse généralisée, surtout que la justesse est rarement garantie, y compris après les différents raccords. Stéphane Fuget semble tellement compter sur l’élan collectif qu’il peine à canaliser l’enthousiasme des instrumentistes, facteur causal de lourdeur, de déséquilibres de volume et de tempo, et d’un manque flagrant de « résultat » sur l’intentionnalité de la partition, en sus du peu d’attention accordé aux propositions vocales. Solliciter le « bon sens » du « jouer ensemble » ne suffit pas ; on ne sait plus vraiment qui tient les rênes, entre lui ou les chanteurs, mis en danger.
Heureusement que les contrastes vertigineux de Luigi De Donato se projettent avec autant de facilité, et que sa personnalité de théâtre façonne si profondément son chant, aux appuis et aux prises habiles sur toute la tessiture. S’ajoute l’incroyable panache du « dire en chantant » détenu par Paul-Antoine Bénos-Djian. Son souffle impérial oriente une phrase multi-humeurs, écrite d’une plume ultra-émotive qui mêle le rêve des doutes et le fantasme des réalités, vers un dessin assumé du presque-basculement d’Ottone et de ses limites physiques, voire de la manipulation dont il est victime – extraordinaire « Voi che udite » boueux, sur le fil. Les débuts à Beaune de Juliette Mey tapent en plein dans le mille quant au flux musical, à la puissance, à l’esprit, de Nerone. Elle croque un personnage ambitieux, prêt à régner, jusque dans la structure de ses enchaînements et sonf legato. Elle clarifie tous les mots, rend naturelle la moindre syllabe, au service d’une direction d’horizon régie par une densité qui laisse l’oreille captive. Paul Figuier, empli de diligence, et Riccardo Novaro, ténu et très rythmé, complètent les seconds rôles, aux côtés du Lesbo bien en place de Vlad Crosman. Leur plus grande difficulté ce soir était de se repérer dans l’océan un peu tumultueux des Épopées. Mission accomplie, avec les honneurs.
Thibault Vicq
(Beaune, 26 juillet 2025)
Agrippina, de Georg Friedrich Haendel, diffusé sur France Musique le 9 août 2025 (puis en replay)
27 juillet 2025 | Imprimer
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