David et Jonathas au rendez-vous de leurs promesses à l’Opéra national de Lorraine

Xl_david_et_jonathas__philippe_delval_th__tre_de_caen_4 © Philippe Delval / théâtre de Caen

En 1688, Marc-Antoine Charpentier créait son opéra David et Jonathas au Lycée Louis-le-Grand, à Paris, afin de pouvoir passer outre le monopole de Lully – même décédé – à l’Académie royale de musique. De l’adresse, il en a fallu aux étudiants de la Rive gauche pour livrer au public les prouesses musicales du compositeur, intercalées entre les répliques d’une tragédie théâtrale en latin (aujourd’hui disparue). Dans l’œuvre lyrique, les deux amis David et Jonathas se retrouvent ennemis dans la bataille que Saül, père de Jonathas et roi d’Israël, engage contre les Philistins. Empli d’un désir de guerre, le général Joabel dresse malhonnêtement Saül contre le pacifique David. Les Philistins vainquent, et Jonathas expire dans les bras désespérés de David. Saül a tout perdu, et ce n’est pas faute d’avoir eu son avenir prédit quelques jours plus tôt de la bouche de la Pythonisse…

Le nouveau spectacle du théâtre de Caen et de l’ensemble Correspondances (coproduction Opéra national de Lorraine, Théâtres de la Ville de Luxembourg, Théâtre des Champs-Élysées, Opéra de Lille et Théâtre National Populaire Villeurbanne) inclut comme en 1688  un texte parlé en complément du livret en musique. Wilfried N’Sondé a ainsi donné l’oralité de la plume à une « Reine des oubliées » (émouvante Hélène Patarot), infirmière au chevet de Saül dans une maison de soins (probablement psychiatriques), et rétrospectivement symbole des victimes silencieuses de toutes les guerres. Les mots justes et suspendus résonnent avec force dans le silence du plateau, pour apporter l’espoir d’un monde malgré tout façonnable dans un champ miné par les souvenirs traumatiques et l’esprit des disparus.

Le metteur en scène Jean Bellorini octroie à Saül la capacité de se remémorer, dans son sommeil, depuis sa chambre d’hôpital, toute sa culpabilité. La matière des rêves hantés transforme sa perception des drames survenus dans le passé et des conflits armés qu’il a enclenchés. Les décors, dans leur plus simple appareil, figurent un espace irréel. Les masques fantomatiques de Cécile Kretschmar déforment à peine des visages presque décharnés dont Saül perd la mémoire au fil du temps. Qui était là, comment cela s’est-il vraiment passé ? Même lui ne le sait plus, et le public vit avec d’autant plus de fascination la modification du plateau, avec sa fumée transitoire ou actrice, ses lumières intangibles, et ses mannequins inanimés se confondant avec des humains plus vraiment humains. Le semi-mouvement et le semi-statisme font coïncider imprégnation du cauchemar endormi et mémoire du réveil angoissé, pour vivifier la semi-conscience des songes et les images qui lui sont rattachées.


(c) Philippe Delval / théâtre de Caen

Sébastien Daucé et l’ensemble Correspondances s’appliquent à nouer des liens étroits entre la musique et l’esthétique visuelle, vers un sens pluriel de représentation. De « splendide » on ne saurait faire la différence entre le chœur féerique et l’orchestre épicurien, dans cette fête infinie de l’abondance expressive. Le chef élève le moelleux en norme, et les instrumentistes participent à un matelas commun, modèle de respiration, d’écoute et surtout de matériau sonore continu. Avec les archets répartissant les longueurs de notes à leur maximum, le spectateur se trouve projeté au cœur d’une galaxie extensible, délimitée par des graves et des aigus imposants et une unité de mouvement harmonique. Les voix intermédiaires gravitent dans ce liquide amniotique, dont on ne saurait choisir s’il s’agit d’une fresque épique grandiose, d’un bouleversant drame humain ou d’un déchirant regard mélancolique, tant chaque dimension de cette musique cinétique déborde de somptuosité.

Les exceptionnelles dispositions d’acteur de Jean-Christophe Lanièce s’alignent avec son incarnation vocale poignante de Saül. Le baroque français du XVIIe siècle sied aussi bien à Gwendoline Blondeel que celui du XVIIIe dans lequel on l’a entendue en 2021 (Titon et l’Aurore de Mondonville à l’Opéra-Comique). En Jonathas, elle s’épanouit dans un rassurant élixir de notes tracées en droites infinies, prêtes à se transformer en tremplins merveilleux. On ne peut bouder son plaisir de retrouver Petr Nekoranec à Nancy après le magnifique Iphigénie en Tauride de la saison 22-23. Son David à corps perdu est une continuité de fulgurances qui utilisent la pudeur du chant en arme de bonheur auditif. Carton plein pour un rôle ultra-exposé qui correspond en tous points à sa tessiture et à sa personnalité artistique ! Fidèle de l’ensemble Correspondances, Lucile Richardot campe la Pythonisse telle une déesse caressante et exigeante de souffle. L’imposant Alex Rosen atteste d’une poigne aristocratique dans une texture vocale d’orage radieux. Si la projection d’Étienne Bazola fait des étincelles, on ne peut pas en dire autant de sa stabilité rythmique.

Encore un spectacle majeur pour Sébastien Daucé et Correspondances, pour qui l’exigence et la générosité n’ont pas changé d’adresse.

Thibault Vicq
(Nancy, 14 janvier 2024)

David et Jonathas, de Marc-Antoine Charpentier :
- à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 18 janvier 2024
- au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e) les 18 et 19 mars 2024
- au Grand Théâtre de Luxembourg les 26 et 28 avril 2024

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