Bérénice de Haendel, consistante et rayonnante, au Théâtre des Champs-Élysées

Xl_dscf7943 © Thibault Vicq

Il est parfois nécessaire de raconter la fin... Bérénice représente le dernier opéra de Georg Friedrich Haendel pour Covent Garden et la disparition annoncée de l’opéra italien à Londres au profit de spectacles lyriques en langue anglaise. L'œuvre n’occupe l’affiche que quatre représentations, tandis que Porpora (avec qui le compositeur saxon était en concurrence depuis quelques années) et Farinelli font leurs valises définitives pour l’Italie, au même titre que plusieurs compagnons de route de Haendel.

L’intrigue, due au librettiste Antonio Salvi, se clôt par deux unions : celle de Bérénice (reine d’Égypte) et d’Alexandre (un Romain choisi pour elle), et celle de Sélène (sœur de Bérénice) et de Demetrius (prince de Macédoine). On vous épargnera le gloubiboulga de « je t’aime moi non plus » ou de « je t’aime mais pas moi » qui précède, devant lequel une personne normalement constituée est incapable de tomber à la renverse, la faute à des rebondissements ampoulés et à une peinture psychologique incohérente. Reste donc la musique, portée à l’incandescence par sa plume aguerrie, et que le Théâtre des Champs-Élysées rallume le temps d’une version de concert revigorante.

L’ensemble il Pomo d’Oro a la particularité de toujours définir les débuts de notes, pour développer par la suite les tissages entre pupitres, grâce à un baume satiné d’aloé-véra pour un son à la mesure de la voix humaine. Francesco Corti, chef principal invité, utilise sa battue ultra-millimétrée pour figurer avec raffinement le « jeté » à différents niveaux d’élan. En déplaçant les centres de gravité harmoniques, il forme une poche à douille de basses et d’accords, transforme les textures du nectar à la laine de verre. Car tout se joue sur la spontanéité, et la réponse immédiate d’il Pomo d’Oro à ses indications. Un impact, un grondement, des ricochets, des sauts de puce, des ondes tirant profit des résonances, forment les ingrédients intelligents d’un écosystème musical propice à l’imagination la plus éloquente et à la musicalité la plus sincère. Et l’orchestre ne perd à aucun moment la marque des grandes histoires, dans sa narration si fluide et plurielle.  

Avec Sandrine Piau aux commandes du rôle principal, le règne de l’élégance est déclaré. La soprano commence, dans son premier air, à régler son cadre de chant, les angles et les courbes jusque dans lesquelles sa Bérénice a le droit de cité. Jusqu’à l’issue de l’œuvre, elle se confiera comme dans un livre ouvert, interprétant la protagoniste en même temps qu’elle la commente. Elle lit le personnage de l’extérieur tout en lui prêtant ses traits et sa voix, claire et limpide. Sur ce troublant paradoxe, la transparence du cristal est de mise pour ne faire qu’une avec ces deux personnalités simultanées. Prodige de nuances, de coloratures, de textures et d’orfèvrerie, elle perpétue la jeunesse éperdue d’une femme qui voudrait aussi bien décider de son sort que de le laisser à la merci des autorités romaines.

Si les récitatifs d’Adriana Vendittelli (Alexandre) sont menés un peu trop verticalement, c’est du côté des arias que le gouvernail est tenu d’une main de fer : les intervalles dessinés consciencieusement délimitent un territoire où la lumière rasante traverse une brume mystique qui fait forte impression. La froideur volontaire de la ligne est conçue sur mesure pour la partition et l’exploration des relations sociales dévolues à Alexandre. Cette approche vocale tirée à quatre épingles lui permet d’éroder superbement par la douleur, au deuxième acte, la pierre qu’elle a su construire au préalable. Puis, la phrase avance avec ses silences nimbés d’obscurité et d’éclaircies ; cette simplicité non-maniérée ne peut que captiver, jusqu'à un duo final avec Sandrine Piau qui conjugue un jeu de la repartie dans une science exacte de la dissipation.

Paul-Antoine Bénos-Djian semble changer de voix dans ses différents registres, ce qui conforte l’approche à demi-hallucinée de Demetrius, pleine de questions impondérables. Le timbre convexe se niche dans les brêches, même s’il montre quelques signes d’essoufflement dans les tenues (en particulier au premier acte). On a connu le contre-ténor plus rigoureux, mais l’engagement musical reste l’un de ses principaux atouts. Ann Hallenberg s’amuse de ses variations, émet dans la tendresse, jusque dans les déceptions exprimées par Sélène. La voix bout dans la douceur, valse avec elle-même, enthousiasme de velours. Rémy Brès-Feuillet, par instants un peu rigide dans la conduite mélodique, se maintient néanmoins dans des pyrotechnies sous le signe de la tranquillité, preuve que la voix est promise à un bel avenir. La gourmandise contagieuse de Matthew Newlin, en embardées horizontales pleines d’esprit, fait équipe avec les accents dramatiques ténus de John Chest pour compléter une distribution gourmet, qui enthousiasme évidemment le public.

Thibault Vicq
(Paris, 21 mai 2024)

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