Ariane et Barbe-Bleue à l’Opéra national de Lorraine : l’apprentissage de la revanche

Xl_ariane_et_barbe-bleue_jean-louis_fernandez__23_ © Jean-Louis Fernandez

Le rideau se lève à l’Opéra national de Lorraine. Sur un écran translucide laissant deviner une structure scénique massive, des plans de caméra suivent depuis le ciel la trajectoire d’une voiture blanche sur une route de forêt. Une citation de Shining de Kubrick annonce le ton anxiogène de ce qui suit. Le véhicule d’Ariane et la Nourrice passe devant des paysans aux masques terrifiants, comme les habitants se préparant pour une nuit de délits illimités dans la franchise cinématographique American Nightmare. La sécurité de l’habitacle rebondit contre la violence sourde d’un environnement hostile prêt à exploser de cruauté. Dans le dernier acte, avant que le rideau ne se ferme, une des femmes de Barbe-Bleue (Alladine) revêt la tenue jaune et noire d’Uma Thurman dans Kill Bill de Tarantino, et les femmes anéanties se passent un club de golf pour terroriser le captif Barbe-Bleue, à l’instar des intrus pervers de Funny Games de Haneke. Les bourreaux ont-ils changé de camp ou bien les stéréotypes ont-ils changé de référentiel ?


Ariane et Barbe-Bleue, Opéra national de Lorraine ; © Jean-Louis Fernandez

Les chemins prolifèrent, car en juxtaposant différents crus de pop culture, le metteur en scène Mikaël Serre grave sur Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas un condensé pluriel des formes de désobéissance et d’émancipation, et heureusement sans le fil rouge moral qui y apporterait un jugement. Le livret ambigu de Maurice Maeterlinck, qui fait renoncer ces épouses mortes de l’intérieur à une vie à l’extérieur du château-prison malgré l’affaiblissement de leur geôlier et la résolution d’Ariane, trouve une lecture frappante et prégnante. L’illustration met magistralement en miroir les mécanismes de regroupement contre l’oppresseur désigné ou avéré, puis l’organisation visant à atteindre l’origine des troubles. Ariane fédère les cinq épouses écrouées autour des valeurs qui leur sont communes à l’aide d’un arsenal visuel rappelant les revendications altermondialistes, politiques, féministes ou écologiques depuis les années 50, alors que les villageois convergent vers Barbe-Bleue dans une impressionnante course-poursuite enragée à travers les bois. Mikaël Serre s’est engagé à aller plus loin que le « simple » apologue féministe : il opte pour une réflexion sur la responsabilité des actes et les répercussions de la violence dans la société. Le décor et les costumes (Nina Wetzel) font mouche, les vidéos (Sébastien Dupouey) sont à se pâmer, et les lumières (Franck Evin) suivent un immense pantone expressif. La recherche dramatique atteint les mêmes sommets que la réalisation technique.


Ariane et Barbe-Bleue, Opéra national de Lorraine ; © Jean-Louis Fernandez

Catherine Hunold fait honneur au rôle d’Ariane, tant dans les textures denses synthétisant les influences wagnériennes et debussyennes, que dans la prosodie jaillissante et généreuse. La sororité qu’elle doit composer sur le cahier des charges de la mise en scène rencontre une correspondance millimétrée dans la phrase enjouée, exploratrice, sans peur, sans regrets, dont les graves de rocaille couronnée confirment au personnage le statut de leader. Anaïk Morel témoigne elle aussi d’une implication vocale grandeur nature : sa Nourrice poétique et approfondie commente l’action en la pensant. Si Héloïse Mas fait forte impression en Sélysette à l’imagination plus forte que l’oppression, les autres femmes de Barbe-Bleue (les chanteuses Clara Guillon, Samantha Louis-Jean, Tamara Bounazou, et la comédienne Nine d’Urso) trouvent pleinement chaussure à leur pied dans la musique opulente de Dukas. Vincent Le Texier rigidifie quelque peu ses lignes, mais le timbre minéral qu’on lui connaît conserve sa beauté.

Les ultimes louanges reviennent en fosse à Jean-Marie Zeitouni pour sa gestion enivrante d’un Orchestre de l’Opéra national de Lorraine pourtant en-deçà de ses capacités à remplir la matière luxuriante de l’ouvrage. Les instrumentistes ne colorient pas toujours la musique jusqu’au trait somptueux proposé par le chef, qui parvient à restituer le son des embrasures de portes et des secrets résistant à leur révélation. Les portées s’intègrent à un sens de circulation qui ne choisit jamais la facilité et fait toucher du doigt un symbolisme confident de beauté pure. Ces colorations presque symphoniques d’Ariane et Barbe-Bleue font la paire avec la riche dimension visuelle de cette production amenée à faire date.

Thibault Vicq
(Nancy, 30 janvier 2022)

Ariane et Barbe-Bleue, de Paul Dukas, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 3 février 2022

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