Amsterdam dévoile Fin de partie, de György Kurtág

Xl_dno_fin_de_partie_2019_-_credit_ruth_walz_0038 © Ruth Walz

L’opéra Fin de partie, d’après la pièce éponyme de Samuel Beckett, a connu un jeu de chaises musicales étonnant. Prévue dès 2013 à Salzbourg, la création a été repoussée en 2015 à Milan car György Kurtág n’avait pu en finir la composition. La mise en scène, initialement confiée à Luc Bondy – décédé en 2015 – est passée entre les mains de Pierre Audi, et la première mondiale s’est finalement effectuée au Teatro alla Scala en novembre dernier. L’Opéra national des Pays-Bas, que Pierre Audi a dirigé pendant trente ans jusqu’à la saison dernière, reprend ce spectacle qu’il a coproduit, pour trois représentations à l’occasion de l’Opera Forward Festival.


Fin de partie, Opéra national des Pays-Bas ; © Ruth Walz

Le livret et la mise en scène suivent le texte à la lettre. Hamm, aveugle paraplégique, vit avec son valet Clov, tandis qu’apparaissent parfois les parents de Hamm (Nagg et Nell), qui ont élu domicile dans deux poubelles après avoir perdu eux aussi l’usage de leurs jambes. Une maison sombre reste derrière les personnages pendant tout le spectacle, et change d’angle entre les scènes. L’emprise de ce lieu explique en partie l’inertie des personnages, tandis que le toit en perspectives illusionnistes fait perdre la notion de l’espace. L’immobilité du décor entre en contraste avec la fascinante expressivité faciale des personnages, rendue possible par une dramaturgie minutieuse de Klaus Bertisch.

La riche musique de György Kurtág se charge de créer une nouvelle dimension temporelle, où le temps réel et le ralenti cohabitent sans se cannibaliser. Dans cet opéra écrit comme un opéra de chambre, les valeurs courtes et les silences omniprésents participent à une caractérisation plus directe des intentions. Les rares « effets » instrumentaux (pizzicati « à la Bartók », bois « soufflés ») agrémentent les portraits psychologiques, dont la musique définit les contours jusqu’aux moindres doutes. Le théâtre de l’absurde s’insère dans cette composition minimaliste qui repose sur le dialogue musical, en opposition aux monologues opérés par la voix.

Nous nous penchions récemment sur les techniques d’écriture pour le chant de György Kurtág ; dans Fin de partie, les personnages restent fidèles à leur aveuglement d’une réalité disparue à travers leur prosodie. Contrairement à Michael Jarrell, qui avait trituré le matériau en alexandrins de Racine dans Bérénice, créé à l’Opéra national de Paris à la rentrée 2018, György Kurtág fait honneur aux mots et à leur contexte. La musique élude les silences au fur et à mesure de l’œuvre, les textures se font de plus en plus continues. Cependant, l’itération des recettes de composition sape quelque peu les relations entre les personnages, notamment le rapport père-fils. Même si la pièce tourne autour du néant et du temps qui passe, avec des figures peu promptes à s’ouvrir à l’autre, l’opéra peine à exprimer l’art de l’échange dans le dernier tiers.


Fin de partie, Opéra national des Pays-Bas ; © Ruth Walz

Si les quatre chanteurs prennent un malin plaisir à s’approprier cette langue, ce sont les seconds couteaux qui s’en sortent le mieux. Nagg (Leonardo Cortellazzi) et Nell (Hilary Summers) personnifient une stichomythie d’une drôlerie irrésistible. Le timbre crémeux de la contralto joue sur les nuances les plus piano, traduit l’indifférence d’une épouse envers son mari, les reproches lointains et la cohabitation douloureuse. Le ténor, habile et agile, injecte du second degré et de la couleur à ses lignes, marquées par le déni le plus total. Le Clov névrosé de Leigh Melrose, à la fois faire-valoir et « impulseur », est explosif, alerte et précis. Ces trois rôles, restitués avec une excellente diction française, colorent la noirceur de Hamm. La noirceur de la basse Frode Olsen s’illumine dans des aigus de papier glacé, et s’épanouit dans une arythmie tout à fait convaincante. L’ambiguïté tonale en quarts de ton mâchés s’ajoute à une matière vocale concrétisant la poussière de sa vie ennuyeuse, mais le chanteur veut être trop lyrique, et perd parfois le lien avec le livret en même temps que la connexion avec le spectateur.

Le chef Markus Stenz a la baguette millimétrée pour cette partition qui demande un engagement assez exceptionnel de tous. Il parvient à chapeauter la narration de la fosse et de la scène en une unique forme hybride et passionnante, entre la beauté sonore d‘un Janáček et l’expressionnisme d’un Berg. Avec un Radio Filarmonisch Orkest exemplaire, il gère superbement les échanges ondulatoires entre les pupitres et les voix, dans une spatialisation entêtante.

En fin de compte, la véritable force de cet opéra, quoiqu’imparfait, est de continuer à animer un patrimoine littéraire de plus de soixante ans avec la même modernité qu’à sa création, tout en continuant de questionner son matériau sans y donner de réponse.

Thibault Vicq
(Amsterdam, le 6 mars 2019)

Jusqu’au 10 mars 2019 à l’Opéra national des Pays-Bas (Amsterdam)

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