Vincent Huguet révèle Don Carlos au Theater Basel

Xl_y_auyanet_et_n._berg_dans_don_carlos_au_theater_basel © Mathias Baus

Après Lyon, Paris, Anvers et Liège ces quatre dernières saisons, le Theater Basel impose également Don Carlos de Giuseppe Verdi dans sa version (originale) française en cinq actes, et l’on ne peut que s’en réjouir – quand bien même lestée ici du chœur des bûcherons au I, du ballet du III, du duo Elisabeth/Eboli, et du second air de Philippe II (« Qui me rendra ce mort ») au V. Car c’est dans cette mouture, telle que Verdi et ses librettistes (Camille du Locle et Joseph Méry) la conçurent en 1867 pour la « Grande Boutique » que l’on prend la mesure de la grandeur et du génie de cette partition. Par ailleurs, le spectacle imaginé par Vincent Huguet, ancien assistant de Patrice Chéreau auquel il a emprunté le fidèle scénographe Richard Peduzzi pour « illustrer » sa mise en scène, est l’une des productions verdiennes parmi les plus passionnantes qu’il nous ait été donnée de voir récemment, aux côtés du Macbeth zurichois de Barry Koskie : la cohérence du propos, la fidélité à la musique et au profil psychologique des personnages, ou encore la puissance de la direction d’acteurs font que l’on ne voit pas passer les quatre heures que dure la soirée.

Contrairement à d’autres mises en scène de l’homme de théâtre montpelliérain, la scénographie étonne ici par son dépouillement et sa simplicité, constituée d’éléments mobiles et géométriques, venant évoquer plus que figurer les lieux de l’action (une forêt, un palais, etc.), par ailleurs sculptés et magnifiés par les lumières savantes d’Irene Selka. Car ce qui intéresse vraiment Vincent Huguet, c’est avant tout de révéler les enjeux de pouvoirs et les rapports amoureux (souvent équivoques), tellement complexes dans Don Carlos, et ici présentés sous leur jour le plus cru et le plus violent. A cet égard, le personnage principal dans cette production est Philippe II, bien plus que son fils Don Carlos. Le Roi d’Espagne est ici montré comme un être brutal, qui tord la main d’Elisabeth quand celle-ci met un peu trop de temps à répondre oui à son union avec lui. Plus loin, il fait mettre en cage la pauvre Comtesse d’Aremberg (en lieu et place de la fameuse scène de l’Autodafé), après l’avoir humiliée en la bannissant du royaume de France (le baiser qu’elle donne à la reine au moment de la quitter est par ailleurs assez troublant, tout autant que le crachat en plein visage qu’elle inflige à Philippe II juste après sa sentence !). Le portrait qu’il fait de la Princesse Eboli n’est guère plus flatteur, en la grimant en maîtresse-femme, qui sert de rabatteuse au roi, dans une scène scabreuse où elle pioche parmi la cour les plus belles femmes pour assouvir les appétits charnels de ce dernier… en même temps que les siens (elle est ici ouvertement bisexuelle). Perverse, avec son chignon blond peroxydé, elle arrache avec brutalité, dans une scène insoutenable, le haut de la robe de l’une d’entre elles, qui se voit alors obligée d’exhiber ses lourds seins nus. Plus insoutenable encore, le moment où le roi, après qu’il a appris la trahison de son ancienne amante, la poignarde brutalement au ventre, expirant visage contre le sol sous nos yeux. Le couple Elizabeth/Don Carlos est moins exposé, la première gardant sa noblesse et sa dignité, le second étant présenté dans son habituelle fragilité physique et psychologique, la position fœtale qu’il lui fait prendre dans certains moments-clés en étant le symbole. Relevons également la présence d’un personnage exogène au livret, une petite fille qui intervient dans certains épisodes, et qui semble être le fruit de l’union des deux malheureux amants. D’ailleurs, plutôt que le spectaculaire finale habituellement donné, les derniers accords voient la petite fille leur prendre la main, pour les entraîner vers le fond de scène... vers un avenir plus radieux ?

Sans stars, le plateau n’en convainc pas moins, à condition de ne pas être trop regardant sur la diction de notre idiome, que seul le baryton étasunien John Chest manie à la perfection, en plus de posséder la voix la plus enthousiasmante de la distribution, pour ses qualités de legato de violoncelle, de clarté et de puissance mêlées, et son grain de toute beauté. Le poids des ans se fait sentir sur celle du canadien Nathan Berg, mais sa rugosité et ses disruptions collent parfaitement au portrait qui est fait de ce personnage ici antipathique au possible. La froideur et la perversité d’Eboli sont magistralement incarnées par la mezzo allemande Kristina Stanek, aux aigus tranchants comme une lame, qui font merveille dans le fameux « Ô don fatal ! ». Dommage, en revanche, que son français soit la plupart du temps défaillant. A ce niveau, le jeune ténor suédois Joachim Backström s’en tire mieux, mais a contrario de sa collègue, le haut de la tessiture atteint systématiquement un certain plafond de verre, alors qu’il est très sollicité dans ses nombreuses interventions. Déjà entendue en Elisabeth dans cette même version originale à Liège il y a deux ans, mais également dans la version italienne à Marseille il y a cinq saisons, la soprano canarienne Yolanda Auyanet éblouit à nouveau, avec son timbre lumineux, l’émotion que dégage son chant, et sa dignité naturelle. Elle domine par ailleurs les ensembles sans difficulté avec sa voix puissante et large, de même qu’elle phrase ses deux airs de manière souveraine, avec notamment de superbes piani. De son côté, la basse arménienne Vazgen Gazaryan offre un Grand Inquisiteur assuré et très bien projeté, tandis que l’on ne comprend pas un traitre mot du sabir de Nataliia Kukhar (Comtesse d’Aremberg) et que Ronan Caillet (Le Comte de Lerme) laisse une impression autrement positive.

Dernier bonheur de la soirée, et pas des moindres, la baguette aussi alerte que déjà experte du jeune et sémillant chef italien Michele Spotti (récemment interviewé dans nos colonnes). A la tête d’un Sinfonieorchester Basel vaillant autant que précis, il prend soin de conférer à chaque effet instrumental un maximum de mordant, tout en préservant la soirée durant ce souffle épique dont la sublime partition de Verdi ne peut faire l’économie.

Au bilan, une expérience inoubliable… et l’envie de revoir très vite Don Carlos (en français) en lieu et place de Don Carlo (en italien), que trop de maisons d'opéra continuent pourtant d’imposer, même quand elles réunissent des distributions composées essentiellement d'interprètes francophones.

Emmanuel Andrieu

Don Carlos de Giuseppe Verdi au Theater Basel, jusqu’au 21 mai 2022

Crédit photographique © Matthias Baus
 

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