Une soirée de légende : Leontyne Price fait ses adieux à la scène dans Aïda au Met

Xl_leontyne © DR

Soirée mythique que cette Aïda donnée le 3 janvier 1985 au Metroplitan Opera de New York puisqu’elle marquait les adieux à la scène de l’immense Leontyne Price – que certains considèrent comme la plus grande soprano verdienne du XXe siècle. Et si certes il faut bien à la soprano afro-américaine un ou deux actes pour se chauffer la voix (et se débarrasser de quelques stridences et duretés dans l’émission, bien naturelles à son âge, 58 ans), elle reste envers et contre tout la splendide Aïda qu’elle a été depuis ses débuts dans le rôle à la Royal Opera House de Londres, le 2 juillet 1958. Conduite avec un extrême raffinement, pénétrée d’intériorité, la voix a encore cette ampleur, cette générosité qui lui assure une véritable présence charnelle, et peut encore passer, étonnamment mouvante, du lyrisme le plus lumineux à la furia la plus sombre, même si le grave n’est plus ce qu’il était non plus… Mais broutille que cela, son grand air au III « O patria mia » se révèle une leçon de chant où jamais la souffrance de l’héroïne partagée entre l’amour et le devoir n’a été vécue avec autant de dignité et de noblesse : un moment hors du temps qui électrifie puis met en transe pendant plus de trois minutes l’audience new-yorkaise (vidéo ci-dessous). Délire collectif devant lequel elle finit par rendre les armes en laissant les larmes monter à ses yeux, pleine de gratitude envers un public qui l’a idolâtrée pendant plus de deux décennies – après avoir foulé 193 fois le plateau du Met, et y avoir chanté 44 fois Aïda, le rôle le plus emblématique de sa riche carrière.

Las, elle aurait mérité d’autres collègues (du moins comme amant et comme rivale), mais c’était « sa » soirée, et au moins ne lui portent-ils pas ombrage, la mettant au contraire d’autant plus en valeur. James McCracken (59 ans au compteur !) n’a jamais été connu pour être un chanteur raffiné, mais sa grande voix était en revanche parfaite pour remplir l’immense vaisseau de 3800 places qu’est le Metropolitan Opera. Grossier et sommaire scéniquement parlant, là où sa partenaire n’est que fierté ou frémissement, le ténor américain ne s’embarrasse guère des nuances pour livrer, la plupart du temps, un chant tout en muscles, soucieux avant tout de faire du son, avec un instrument qui ne peut par ailleurs pas cacher une certaine usure. La mezzo italienne Fiorenza Cossotto, de la même manière, n’a jamais brillé par sa subtilité tant vocale que scénique. Son agressivité peut très bien servir le personnage d'Amnéris, mais cette unique forme d’expression devient vite, avec elle, particulièrement monotone : on cherchera donc en vain l’ampleur du tragique et de l’épique, et son faux théâtralisme ne fait que reprendre sans vergogne les effets des plus somptueux sémaphores du cinéma muet… C’est un autre bonheur que dispense la voix du baryton-basse afro-américain Simon Estes, autre chanteur de légende, et pilier du Met dans les années 80 (notamment dans le répertoire wagnérien). Lui aussi fera ses adieux au Met avec ce titre, dans le rôle d’Amonasro, mais quatorze ans plus tard, en 1999. Il dresse ici un portrait empreint de noblesse de ce roi déchu, ignorant ces accents de vilain « vériste » comme souvent entendus pour ce personnage (avant et après lui...), et se posant comme un modèle pour les générations futures. Enfin, la basse grecque Dimitri Kavrakos incarne un Roi noble et nuancé, tandis que John McCurdy offre un Ramfis dont l’émission dans les joues et la diction mâchonnée ne convainquent guère.

Quant à la mise en scène, le directeur de la production du Metropolitan Opera d’alors, John Dexter, se l’est auto-confiée. On sait comme cette œuvre est redoutable pour tout homme de théâtre : livret on ne peut plus daté, tradition scénographique fortement établie et amplement fixée par l’iconographie, la marge de manœuvre est toujours bien mince, même si l’on en a vu des transpositions possibles (bien que pour la plupart hasardeuses…). Bref, en 1985 et qui plus est au Met, John Dexter offre une Aïda tout ce qu’il y a de plus conventionnelle, mais efficace, c’est-à-dire hollywoodienne... Dommage simplement que la production soit à ce point si mal éclairée qu’il faille plisser les yeux pour distinguer quoi que soit, plongée dans le noir qu’elle est pendant bien les trois quarts du temps. Quant à la direction d'acteurs, elle frôle le néant, les différents protagonistes se contentant de chanter airs, duos et ensembles face au public, sans jamais la moindre interaction entre eux...

Plein de fougue et d’ardeur, le jeune James Levine sait donner tout leur clinquant aux scènes de faste, mais c’est ailleurs que se trouve son génie. Le court prélude du premier acte restitue d’emblée à Aïda toute sa dimension humaine et ses véritables prolongements psychologiques, et il s’agit, pour le maestro américain, de redonner à cette partition sa juste place dans la création verdienne, entre Don Carlos et le Requiem. On retrouve donc, ici, le Verdi intime, le Verdi des murmures et des déchirures, celui des conflits humains qui caractérisent l’ensemble de sa production... et c'est souvent à pleurer de beauté.

Grâce au chant de Leontyne et à la direction de Levine, une soirée de légende qui procure une émotion intacte et un bonheur chaque fois renouvelé.

Emmanuel Andrieu

Aïda de Giuseppe Verdi (en streaming) sur le site du Metropolitan Opera, le 1er mai 2020 (disponible gratuitement jusqu’au 2 mai à minuit dans le cadre des Nightly Met Opera Streams, puis de manière payante via l'offre Met on Demand).

 

 

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