Mese Mariano et Suor Angelica : un diptyque féminin et émouvant à l'Opéra Royal de Wallonie

Xl_s._farnocchia_et_v._urmana_dans_suor_angelica___li_ge © Jonathan Berger

C’est un diptyque des plus intéressants que l’Opéra Royal Wallonie-Liège met actuellement en miroir dans ses murs : Suor Angelica de Giacomo Puccini et le beaucoup plus rare Mese Mariano d’Umberto Giordano. Ce deuxième ouvrage est désigné par son auteur sous le titre de « bozzetto lirico », sorte d’essai en un acte sur le texte de la pièce de théâtre homonyme de Salvatore Di Giacomo. Comme souvent dans ce type d’ouvrage, l’intrigue vise à l’essentiel : Carmela, jeune et pauvre Napolitaine, a dû placer dans un orphelinat tenu par des sœurs, le fils né d’une liaison avec un homme qui l’a abandonnée, son nouveau mari refusant d’accepter l’enfant sous son toit. Par un après-midi de mai – le « mois de Marie » qui donne son titre à l’opéra –, Carmela vient rendre visite à son enfant qu’elle n’a pas vu depuis un an. Hélas, Nino s’est éteint la veille et pour que la mère n’apprenne pas la vérité, les religieuses lui expliquent que les enfants sont en prière dans l’église, en la persuadant de revenir à un autre moment. Avant de partir, Carmela leur remet une « sfogliatella » (un gâteau napolitain au fromage de chèvre) préparée à l’intention de son fils, quand elle entend soudain les petits entonner les louanges à la Vierge : « E lui, è lui ! » (« C’est lui, c’est lui ! ») marmonne-t-elle, croyant reconnaître la voix du bambin...

Créé au Teatro Massimo de Palerme en 1910, l’opéra affiche une atmosphère intimiste, centrée sur la prédominance des voix féminines – Don Fabiano, unique personnage masculin, ici campé par le drolatique Patrick Delcour, n’a que quelques phrases à dire. Et sans pouvoir se comparer à certains passages d’Andrea Chénier ou Fedora (les deux opus les plus célèbres d'Umberto Giordano), Mese Mariano mérite cependant une écoute attentive. Témoignage d’un goût et d’une esthétique que certains jugeront périmés, l'ouvrage propose quelques audaces dans l’écriture orchestrale, capable de renouveler les thèmes les plus éculés du Vérisme, même s’il ne réussit pas ici à unifier le discours dramatique et musical aussi bien que ne le fera son illustre confrère, huit ans plus tard, avec Suor Angelica. Car nous entendons distinctement ici deux opéras différents : d’abord la description (plutôt ennuyeuse) d’un hospice pour enfants avec ses chœurs de bambins, l’arrivée de la Comtesse, protectrice de l’établissement, et le sonnet que lui dédie l’une de ses jeunes pensionnaires (épatante Irina Balta-Les !), puis le drame de Carmela qui termine l’ouvrage (d’une durée de quarante minutes seulement).

Dans les deux rôles principaux, Carmela et Angelica, la soprano italienne Serena Farnocchia convainc totalement, surtout dans le second ouvrage où elle prête à la malheureuse héroïne son intense présence (proche à bien des égards de Butterfly, ne serait-ce qu’au moment de son suicide où au lieu de se poignarder, elle s’empoisonne). Il y a dans son chant une magnifique énergie qui trouve dans les moments d’émotion une tension aussi juste que touchante (bouleversant « Senza Mamma »). Que dire également de l’intervention percutante de l’immense mezzo lituanienne Violetta Urmana (Madre superiore et Zia Principessa), pilier du Metropolitan Opera de New-York, toujours aussi impériale d’allure et de ton, malgré les années qui passent, et dont les deux apparitions en scène réussissent à vous donner le frisson ? Autour de ces deux superbes chanteuses, l’Opéra Royal Wallonie-Liège a su réunir une belle brochette de voix féminines, à commencer par la contralto française Sarah Laulan, que nous avons interviewée l’été dernier, et qui déploie à nouveau ses moyens généreux et sa forte présence en scène. Citons également la mezzo belge Aurore Bureau, d’une belle autorité en Contessa, ou encore Julie Bailly ou Claudia Muschio (en remplacement de Morgane Heyse). Mentionnons aussi, dans ces deux univers sombres, la fraîcheur et l’innocence bienvenues des enfants de la Maîtrise de l’Opéra Royal de Wallonie, formidablement préparés par Véronique Tollet.

La jeune cheffe ukrainienne Oksana Lyniv – première femme invitée dans la fosse de Bayreuth pour Le Vaisseau Fantôme l’été dernier, et récemment nommée comme directrice musicale au Teatro Communale de Bologne – parvient, avec une remarquable aisance de touche, à redonner vie à ses deux œuvres complexes auxquelles, comme pour d’anciens tableaux, des éclairages trop violents et des vernis trop uniformes auraient été fatals.

Enfin, la mise en scène de Lara Sansone accompagne d’une main légère le bref déroulement des deux intrigues, en imposant une gestuelle intelligente aux interprètes qui évitent toute tentation (trop) vériste. La scénographie très classique de Francesca Mercurio (dans cette production décidemment très féminine !) respecte les deux livrets en proposant, pour le premier ouvrage, la cour d’un orphelinat dont on reconnaît, en hauteur, l’un des monts fortifiés de Naples, tandis que le décor se recroqueville par la suite, pour renforcer l’idée de réclusion et d’austérité propres au second. Les costumes conçus par Teresa Acone ancrent l'action à l'époque de la création des ouvrages, hors la somptueuse robe portée par Zia Principessa/Violetta Urmana dans Suor Angelica, tout droit sortie d'un tableau de l'Âge d'or espagnol. Evoquons également la trés émouvante scène finale de ce même ouvrage, qui voit la rédemption de la suicidée grâce à l'apparition de la Vierge qui lui améne un enfant qu'on imagine être le sien – et qu'elle va retrouver dans la mort ?....

Avouons enfin que c’est toujours un bonheur de découvrir un opéra rare, ou encore mieux jamais donné, et de ne pas ainsi avoir l’impression d’entendre ce que l’on a entendu cent fois ailleurs : la connaissance de l’opéra a grand besoin de cette curiosité d’esprit !

Emmanuel Andrieu

Mese Mariano d’Umberto Giordano et Suor Angelica de Giacomo Puccini à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, jusqu’au 6 février 2022 et en replay sur France.TV (Culturebox) à partir du 14 février.

Crédit photographique © Jonathan Berger

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