Hamlet d'Ambroise Thomas à Saint-Etienne ou le triomphe de Jérôme Boutillier et Jeanne Crousaud

Xl_j_r_me_boutillier_dans_hamlet___l_op_ra_de_saint-etienne © Hubert Genouilhac

Hamlet d’Ambroise Thomas à le vent en poupe ! Après une production à l’Opéra d’Avignon en 2015 ou plus récemment à Angers Nantes Opéra en 2019, c’est concomitamment au Théâtre National de l’Opéra-Comique et à l’Opéra de Saint-Etienne que le chef d’œuvre du compositeur messin est à l’affiche. Nous ne doutons pas que Stéphane Degout et Sabine Devieilhe doivent éblouir chaque soir à Paris, mais Jérôme Boutillier (Hamlet) et Jeanne Crousaud (Ophélie), couple à la scène comme à la ville, ont fait délirer le public stéphanois en proposant deux incarnations majeures de leur personnage respectif.

Le premier est tout simplement spectaculaire dans le rôle-titre, qui le fait entrer immédiatement dans le cercle restreint des meilleurs barytons français de sa génération. Comment ne pas fondre devant son legato de violoncelle, son impeccable clarté de diction, ce mordant dans le timbre, l’aisance avec laquelle il se joue des aigus meurtriers dont sa partie est émaillée, et enfin (et peut-être surtout) son incroyable aisance scénique et sa patente implication dramatique. Il se montre ainsi magistral aussi bien dans ses airs « à effets » comme « Ô vin, dissipe la tristesse », que ceux à forte intensité dramatique, tel le fameux « Être ou ne pas être », ici délivré de bouleversante manière. Jérôme Boutillier entre, avec ce rôle magnifique, dans la cour des grands !

Quant à la jeune soprano colorature Jeanne Crousaud, elle se situe sur les mêmes cimes avec une Ophélie de haute tenue. En la voyant évoluer sur scène, on ne peut s’empêcher de penser à la Natalie Dessay de la fin des années 90 : les similitudes vocales - mais aussi physiques dans le gabarit ou le jeu - sont ici frappantes. Le personnage imaginé par Shakespeare convient en effet idéalement à sa personnalité artistique, tout de grâce et de fragilité. Elle n'en déploie pas moins des aigus pleins et d’une belle souplesse, qui font notamment merveille dans son grand air « A vos jeux mes amis », ici donné dans une version longue, où elle négocie sans faiblir vocalises et échelles chromatiques. Sa mort fait monter par ailleurs les larmes aux yeux.

Le baryton coréen Jiwon Song, doté d’un français tout à fait correct, interprète le personnage du Roi Claudius avec beaucoup d’aisance et de crédibilité, tandis que la Reine Gertrude tombe à point dans les cordes des imposants moyens vocaux de la mezzo roumaine Emanuela Pascu, qui nous avait déjà beaucoup impressionnés dans le rôle-titre d'Hérodiade (de Massenet) sur cette même scène en 2019. Le Laërte de Jérémy Duffau, chanté avec autant d’aisance que de charme, confirme – s’il en était besoin – tous les espoirs que nous plaçons en lui depuis que nous l’avons découvert. Comme à son habitude, la basse franco-monégasque Thomas Dear rallie tous les suffrages avec son Spectre, qu’il chante depuis le dernier balcon, et auquel il prête la profondeur caverneuse de sa voix. Tous les autres rôles ne méritent que des louanges, ainsi de Jean-Gabriel Saint-Martin en Horatio, Yoann Le Lan en Marcellus, Thibault de Damas en Polonius, ou encore Antoine Foulon et Christophe Berry en Fossoyeurs. Quant au Chœur lyrique Saint-Etienne Loire, toujours aussi remarquablement préparé par Laurent Touche, il s’avère stupéfiant, tant il se montre à la fois dynamique et agressif.

Grand habitué de la scène stéphanoise, le metteur en scène italien Nicola Berloffa (on pense à sa Carmen in loco en 2019) situe l’action dans un palais délabré et déliquescent (scénographie d’Aurelio Colombo et Gabriele Moreschi) que les lumières tamisées de Valerio Tiberi peinent à sortir de l’obscurité glauque et poissarde dans laquelle il est plongé. Les très beaux costumes conçus par Berloffa lui-même évoquent la première moitié du XXème siècle, sous une monarchie très guindée, que la Seconde guerre mondiale n’a pas encore balayée. De séduisantes et très réussies images vidéo conçues par Dino Longo Sabanovic, en noir et blanc, viennent par ailleurs « imager » les nombreux interludes musicaux sous forme d’éléments naturels – chemins forestiers ou autres ruisseaux charriant des végétaux... Bref, on reconnaît la patte « classieuse » de l’homme de théâtre piémontais, dont on regrette cependant une certaine paresse dans la direction d’acteurs, tant pour les solistes que pour le chœur, et l’on a vu des productions où les tourments des deux monarques et la folie des deux héros avaient été traités avec plus d’impact dramatique (chez Olivier Py ou Vincent Boussard pour ne citer qu’eux...).

Enfin, la lecture du chef québécois Jacques Lacombe s’efforce de faire ressortir toutes les aspérités de la partition d’Ambroise Thomas, pour en souligner les indéniables originalités. Les déchirures orchestrales parsemant la confrontation d’Hamlet avec sa mère, les longs points d’orgue aux sonorités blafardes de l’apparition du Spectre, ou encore l’ineffable solo de saxophone introduisant la scène des comédiens, sont à mettre au compte d’un musicien qui aime visiblment cet ouvrage et sait en faire vibrer le langage. C’est bien simple, avec le chef francophone (grand défenseur de la musique française), les sonorités de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire – dans une forme superlative – sont aussi idiomatiques que si l’on entendait du Tchaïkovski sous la baguette de Gergiev ou du Verdi sous celle de Muti !

Emmanuel Andrieu

Hamlet d’Ambroise Thomas à l’Opéra de Saint-Etienne, le 30 janvier 2022

Crédit photographique © Hubert Genouilhac

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading