Christoph Marthaler dynamite Der Freischütz de Weber au Theater Basel

Xl_christophe_marthaler_dynamite_der_freischutz_au_theater_basel © Ingo Höhn

Toujours soucieux de dynamiter les conventions, comme les œuvres lyriques (ou théâtrales) dont on lui confie la mise en scène, le trublion suisse Christophe Marthaler ne déroge pas à la/sa règle avec sa nouvelle production de Der Freischütz de Carl Maria von Weber au Théâtre de Bâle, qui ne compte pas moins de quinze représentations (jusqu’au 2 décembre 2022).

La première plaisanterie – d’une soirée qui en sera truffée, comme de coutume pour avec ce maître de la dérision et de l’absurde – intervient dès l’Ouverture; avec l’Orchestre de Chambre de Bâle qui sort littéralement de la fosse pour être surélevé au niveau des spectateurs du premier rang, un stratagème qui sera répété plusieurs fois (le comique de répétition étant très à l’honneur au cours de la soirée), jusqu’à la fameuse scène du « Chœur des chasseurs » que tout l’orchestre psalmodiera a capella, le nez plongé dans des chopes de bière à moitié remplies ! Après l’Ouverture, Weber ne retrouverait pas ses petits tant Marthaler a modifié le livret, des personnages venant déclamer des textes complètement exogènes à l’ouvrage, et surtout sans aucun rapport avec l’histoire, tandis que de nombreux numéros musicaux passent à la trappe ou sont déplacés, quand d’autres s'avèrent totalement exogènes également à la partition (et notamment le fameux passage d’I Due Litiganti, l’opéra de Giuseppe Sarti que Mozart cite dans Don Giovanni, joué ici à trois ou quatre reprises par une mini-fanfare...) : tout cela finit dans le plus total capharnaüm dans le finale, où les instrumentistes et les chanteurs se mettent à jouer/chanter chacun de leurs côtés les morceaux les plus célèbres de l’œuvre, dans un brouhaha indescriptible, seulement interrompu par l’extinction des lumières (qui sonne aussi la fin du spectacle).

Que voit-on entre ces deux moments ? La scénographie (unique) de la fidèle Anna Viebrok nous montre la triste salle d’une brasserie germanique, façon Klaus Kaurismaki, où sont assis tous les principaux protagonistes du drame, avec une mine patibulaire et/ou déprimée, s’envoyant bière sur bière dans le gosier, tandis que le chœur est relégué dans le fond sur une estrade de théâtre, les femmes étant habillées avec ces tuniques colorées de femme de ménage que Viebrok affectionne tant (photo). Des cibles d’animaux ne cessent de passer dans leur dos, mais ils n’y prennent jamais garde, et préfèrent partir dans des soliloques absurdes, déconnectés de l’action, qui font durer le spectacle une quarantaine de minutes de plus que la durée normale de l’ouvrage, pourtant déjà abondamment amputé !

L’anti-héros qu’est Max est ici un abruti fini qui passe son temps la tête dans un placard pour fuir la réalité, et quand il essaie de monter un fusil de chasse, ce dernier se désarticule misérablement, quatre ou cinq fois d'affilée, avant qu’un de ses collègues ne vienne à son secours et le monte, lui, en trois secondes ! L’absurde de répétition atteint son comble avec un portrait de Max accroché au mur, qui tombe près d’une dizaine de fois en dix minutes, et que l’imperturbable Annchen (interprétée par Rosemary Hardy, chanteuse de 73 ans, totalement à bout de voix, mais d’un comique irrésistible !) vient inlassablement raccrocher… jusqu’à la fois de trop, où elle se lève, grimace, et se rassied ! La pauvre Agathe n’est pas mieux traitée, en femme totalement névrosée, bourrée de tocs, hideusement attifée en chemise de nuit et charentaises – à l'instar de sa collègue Anne Sofie von Otter dans le rôle de la Comtesse dans La Dame de pique actuellement donnée à Bruxelles.

Aucun des événements-clés et symboles de l’ouvrage ne semble intéresser Marthaler, la fameuse scène de la Gorge-aux-loups passant ainsi inaperçue, et il n’en fait qu’à sa tête, déconstruisant l’œuvre originale pour nous parler d’êtres esseulés, enfermés en eux-mêmes, et en prise avec un mal-être existentiel profond. Quel rapport avec le livret mystico-fantastique de Friedrich Kind ? Nous n’en savons rien, mais c’est l’univers de Marthaler… et c’est à prendre ou à laisser !

Las, la voix du ténor suisse Rolf Romei s’avère aussi terne que le traitement de son personnage, et ne rend pas justice aux envolées dans l’aigu de Max, dont il ne possède ni la projection ni l’éclat. A l’inverse, les superlatifs vont manquer pour décrire la magnifique Agathe de la soprano nord-américaine Nicole Chevalier, tant le timbre est beau, la voix opulente et lumineuse à la fois, la technique et la musicalité sans faille : elle délivre notamment un bouleversant « Wie nahgen mir der Schlummer », ce qui est un vrai exploit en soi dans un tel environnement ! Dans le rôle de Kaspar, le baryton allemand Jochen Schmeckenbecher manque singulièrement de noirceur, quand l’Ottokar de Karl-Heinz Brandt et le Kuno d’Andrew Murphy sont simplement corrects. Bravo, en revanche, au baryton-basse polonais Jasin Rammal-Rykala qui brille dans le double emploi de Samiel et de l’Hermite, dont il possède les notes graves et l’imposante silhouette.

En fin de compte, seuls l’excellent chef suisse Titus Engel, à la direction ferme et passionnée, et un valeureux Orchestre de Chambre de Bâle rendent justice – aux côtés de Nicole Chevalier – au chef-d’œuvre de Weber.

Emmanuel Andrieu

Der Freischütz de Carl Maria von Weber au Theater Basel, jusqu’au 2 décembre 2022.

Crédit photographique © Ingo Höhn
 

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