Arabella au Liceu de Barcelone

Xl_ara © Monika Ritterhaus

La trop rare Arabella de Richard Strauss – même si le 150e anniversaire de la naissance du compositeur bavarois en a dernièrement favorisé l'éclosion ici ou là - est particulièrement difficile à monter : pour son action diluée où l'on chercherait en vain les péripéties d'un nouveau Chevalier à la Rose, pour sa tonalité d'ensemble plutôt douce-amère, là où on attend vainement la comédie, pour ses deux protagonistes principaux enfin, l'une en demi-teintes mélancoliques malgré une fin heureuse, l'autre au contraire en rustre taillé à la hache, dont la passion vraie ne se laisse pas facilement caractériser. Jouer la carte du réalisme et de la reconstitution historique, dans cette Vienne des années 1860 où tout le pittoresque du Chevalier fait là encore défaut, risque fort de conduire à de poussiéreuses productions. Et pourtant, on ne peut guère se priver non plus des portraits psychologiques qui font le principal ressort de l'œuvre.

On pouvait compter sur le metteur en scène allemand Christof Loy – avec la complicité de son décorateur-costumier Herbert Murauer, dans cette production provenant de l'Opéra de Francfort – d'évacuer le contexte explicite pour ne s'intéresser qu'aux relations entre les personnages et à leur évolution. Ensemble, ils situent l'action dans le cadre d'une modernité générique (et universelle), celui d'un espace contemporain délimité par des cloisons d'une blancheur clinique qui coulissent, de temps à autres, pour (s')ouvrir (sur) de nouvelles perspectives. Loy montre sans concessions ici tout le sordide du ressort dramatique – la ruine d'une famille entraînant le travestissement de l'une des filles et la « vente » de l'autre à un riche prétendant – et de certains personnages, notamment le père et la mère, qui, lors d'un bal tournant à l'orgie, montrent leur vrai visage...

Sur le plan musical, le chef autrichien Ralf Weikert réussit une belle synthèse entre précision analytique et sensualité sonore. Là où certains se reposeraient sur l'immanquable effet de séduction des chatoyantes sonorités de cordes, lui opère une véritable psychanalyse de la partition, révélant sous le lustre de surface une infrastructure qui est tout simplement le système nerveux de la musique. Un érotisme visant à l'assouvissement devient la force motrice des principaux personnages - comme le souligne à chaque instant la proposition scénique -, tandis que les solistes inscrivent docilement, mais sans renier leur personnalité, leur interprétation dans cette dramaturgie sonore.

La soprano allemande Anne Schwanewilms est une Arabella très féminine, moins capricieuse que vulnérable, dont la sensualité un peu mûre se teinte de mélancolie. On se réjouit de retrouver l'artiste au sommet de sa forme, capable de ravissantes demi-teintes mais aussi d'un ample phrasé, même si la voix ne possède pas toujours l'expansivité lyrique requise par certains passages. Remplaçant Michael Volle annoncé souffrant, le baryton britannique James Rutherford campe un Mandryka très attachant et personnel : encore loin du grisonnement, jeune et provincial, avec un timbre chaleureux et égal sur l'étendu du registre, seulement un peu neuf encore pour la palette des sentiments et l'expressivité. Le public fait un triomphe (mérité) à la soprano valencienne Ofelia Sala pour la facilité et la pureté vocale d'une Zdenka s'adressant en accents d'une ardente sincérité au Matteo de Will Hartmann, d'une envergure toute wagnérienne dans la puissance de ses attaques et la vaillance de ses aigus.

Dans son portrait du Comte Waldner, la basse allemande Alfred Reiter souligne moins la bonhommie bourrue du personnage que la permanente distraction d'un individu obnubilé par sa passion du jeu. Sa compatriote Doris Soffel ne possède pas moins de relief dans le rôle d'Adelaïde, (sa) femme mûrissante chez qui le désir de plaire encore l'emporte sur la vigilance maternelle. Les trois soupirants d'Arabella, bien campés et bien chantés par Thomas Piffka (Comte Elemer), Roger Smeets (Comte Domonik) et Torben Jürgens (Comte Lamoral), la sémillante Fiakermilli de Susanne Elmark, aux coloratures très sûres, et la véhémente Diseuse de bonne aventure d'Ursula Hesse Von den Steinen complètent avec brio la mémorable distribution réunie par Joan Matabosch, l'ancien directeur artistique du Liceu, parti prendre les rênes du Teatro Real de Madrid en début de saison, suite au décès du (très) regretté Gérard Mortier.

Emmanuel Andrieu

Arabella au Liceu de Barcelone

Crédit photographique © Monika Ritterhaus

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