Breaking the waves ne casse pas les vagues à l’Opéra-Comique

Xl_breaking-the-waves_opera-comique_2023_s-brion-003 © Stefan Brion

Il existait sans doute trois types de spectateurs pour Breaking the Waves. Il y avait d’abord ceux et celles qui, en allant voir l’opéra de Missy Mazzoli, n’avaient pas vu le film de Lars von Trier (1996) dont l’ouvrage est inspiré. Depuis sa création à Philadelphie en 2016, Breaking the waves (l’opéra) a conquis les scènes du monde entier, faisant de Missy Mazzoli l’un des grands noms à suivre sur la scène lyrique internationale. Après The Listeners à l’Opéra d’Oslo en 2022, la compositrice américaine créera ainsi son nouvel opéra au Metropolitan de New York en 2026. 

Pour les spectateurs et spectatrices qui découvraient ce soir l’œuvre à l’Opéra-Comique, nul doute que la soirée ait séduit par sa force et son originalité. Créée au Festival d’Edimbourg en 2019, la mise en scène de Tom Morris impressionne par sa fluidité et sa direction d’acteurs au cordeau. Tous les interprètes sont véritablement exceptionnels, on pourrait les citer tous : Elgan Llŷr Thomas (Dr Richardson), Susan Bullock (Mère), Mathieu Dubroca (qui réussit à exister pleinement dans cet environnement de chanteurs anglophones) ou l’émouvante Wallis Giunta (Dodo McNeill). Les deux rôles principaux brûlent littéralement les planches : Jarrett Ott incarne avec brio un personnage qui reste majoritairement alité et Sydney Mancasola en Bess donne tout, avec une voix d’une remarquable homogénéité. L’autre grand héros de ce soir s’avère le Chœur Aedes, saisissant de vérité et de puissance, tant du point de vue scénique que musical. Son fondateur, Mathieu Romano, dirige par ailleurs un très bon Orchestre de chambre de Paris, signant la cohésion magistrale d’une équipe musicale comme on en voit peu par saison.


Breaking the Waves, Jarrett Ott (Jan Nyman), Wallis Giunta (Dodo McNeill) (c) Opéra-Comique / Stefan Brion

Parmi les spectateurs de l’Opéra-Comique, il y avait également ceux qui avaient vu le film de Lars von Trier et l’avaient aimé. Conçu dans un style naturaliste, le film de Lars von Trier jouait la carte du documentaire et de l’absence d’artifices. Ici, les auteurs de l’opéra font tout le contraire puisque le livret de Royce Vavrek et la musique de Missy Mazzoli jouent pleinement la carte du pathos. L’histoire volontairement naïve du scénario (Bess McNeil tombe amoureuse d’un étranger, que sa communauté religieuse réprouve) perd ici toute frontalité et toute ironie. En résulte un opéra traditionnel américain, que des crudités de langage et l’aura du sulfureux cinéaste danois sauvent du roman-photo protestant. Pourtant dans le deuxième et surtout le troisième actes de l’opéra, le livret s’échappe de plus en plus du scénario initial : l’histoire de Bess devient plus intérieure, plus étrange (Bess se prostitue pour sauver son mari mourant car elle pense être en contact avec Dieu). Breaking the waves apparaît finalement comme une merveilleuse idée d’opéra tant l’histoire semble rejoindre des héros et héroïnes du passé, comme Peter Grimes ou Katia Kabanova, mais avec une touche plus moderne sur la sexualité et la féminité.


Breaking the Waves, Sydney Mancasola (Bess McNeill), choeur Aedes (c) Opéra-Comique / Stefan Brion

Il existait enfin les spectateurs qui avaient vu le film de Lars von Trier et ne l’avaient pas aimé. Au bénéfice de l’opéra, les accusations de misogynie à l’encontre du film sont ici balayées, Missy Mazzoli ayant l’idée géniale (ce sont les moments les plus réussis de la partition) d’incarner Dieu par un chœur d’hommes pendant que l’héroïne Bess scande ses paroles. Omniprésent, le patriarcat s’incarne de façon menaçante quand le film de von Trier restait ambigu sur les souffrances infligées aux femmes. Il n’en reste pas moins que l’histoire lourdement religieuse et sacrificielle de Breaking the waves demeure édifiante et problématique. On songe souvent aux opéras véristes italiens du début du vingtième siècle tels ceux de Mascagni ou Leoncavallo d’autant que Missy Mazzoli choisit le premier degré. La musique redoublant la trame narrative, il y a quelque chose d’univoque dans ce flux orchestral souvent épais et disparate. Si l’on reconnaît le style américain des opéras de John Adams ou Nico Muhly, la personnalité musicale de Mazzoli apparaît essentiellement par l’emploi d’effets ponctuels spectaculaires : utilisation de guitare électrique, de batterie pour certaines scènes, ou encore glissandi bruitistes façon Penderecki durant un interlude. Ces techniques modernistes surlignent des émotions déjà prévues et attendues. L’écriture vocale témoigne en revanche d’un talent indéniable et d’une imparable efficacité.

Trop performant ce Breaking the waves ? En tout cas, le public de l’Opéra-Comique réserve un triomphe à l’ensemble des musiciens au moment des saluts, et depuis, Missy Mazzoli et Royce Vavrek ont su montrer davantage d’invention et d'ambiguïté dans The listeners en 2022. Après tout, Breaking the waves n’est que le deuxième opéra d’une compositrice appelée à régner sur les scènes lyriques ces prochaines années…

Laurent Vilarem
Paris, 31 mai 2023

Breaking the Waves à l'Opéra-Comique les 28, 30, 31 mai 2023

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