À Oslo, des Listeners de Mazzoli envoûtants et dérangeants

Xl_the-listeners-2022-foto-erik-berg-00 © Erik Berg

En 2016, la compositrice américaine Missy Mazzoli (née en 1980) remportait un triomphe public et critique avec son opéra Breaking the waves. Depuis, la compositrice américaine s’est imposée comme l’un des noms à suivre sur la planète lyrique. Nouveau témoignage de cette ascension (et en attendant bien sûr la première française très attendue de Breaking the Waves à l’Opéra Comique en mai prochain) : la création de son quatrième opéra The Listeners dans le splendide Opéra national de Norvège à Oslo.

Si Breaking the Waves, l’opéra par lequel Missy Mazzoli s’est imposée, s’inspirait du film de Lars von Trier, The Listeners est une histoire totalement originale. D’après une idée de Jordan Tannahill, l’ouvrage marque également la troisième collaboration entre la compositrice new-yorkaise et le librettiste Royce Vavrek. De mémoire, il faut remonter à la légendaire paire John Adams/Alice Goodman, auteurs de Nixon in China et The death of Klinghoffer pour trouver une telle réussite dans le paysage de la musique moderne américaine.

The Listeners (c) Erig Berg, Opéra national de Norvège (2022)

A l’instar de leurs aînés, Mazzoli et Vavrek font des opéras résolument contemporains : ici pas de relecture de mythes anciens ou de grands classiques de la littérature, The Listeners s’inscrivent délibérément dans une réalité d’aujourd’hui. C’est le premier mérite de ce spectacle très original : le livret raconte une histoire d’américains ordinaires, qui affrontent un phénomène extraordinaire. Dans une banlieue de lotissements états-uniens, Claire (magnifique Nicole Heaston qui porte toute la soirée sur ses épaules) entend en effet une sorte de grondement, un “hum” en anglais, qui la désocialise progressivement de son couple et de son travail d’enseignante. Dûment documenté dans certaines villes du Canada et des Etats-Unis (comme en atteste l’interview que Missy Mazzoli nous a accordé), ce son reste un phénomène encore largement inexpliqué. Mais il devient par la force de l’opéra une métaphore sur les maux de l’Amérique moderne. Pour Claire, il agira comme révélateur de sa part animale (la poussant à hurler comme un loup, sorte d’avatar moderne du cri de Lulu de Berg) ; pour d’autres personnages, ce larsen sera la source de théories conspirationnistes quand d’autres s’y abandonneront religieusement.

La première partie est un régal dramatique et musical, tant l’équipe vocale se tient entre l’étrange et le familier. La musique de Mazzoli épouse parfaitement cette frontière. À la fois traditionnelle (on y reconnait des gestes entendus dans les opéras de John Adams ou Nico Muhly) et d’une profonde personnalité, la compositrice séduit par la richesse de ses harmonies et la mobilité de son orchestre (Orchestre de l’Opéra Norvégien magnifiquement dirigé par Ilan Volkov). Pour mettre en musique ce fameux son qui rend fou, Mazzoli utilise un grondement électronique mais n’hésite pas à utiliser des effets du modernisme « européen », tels les jeux à l’intérieur des cordes du piano. Le premier acte se termine ainsi de façon époustouflante.

The Listeners (c) Erig Berg, Opéra national de Norvège (2022)

Après l’entracte, la deuxième partie rentre malheureusement sur des sentiers plus traditionnels. On quitte l’univers métaphysique et étrange (car d’où vient ce bruit ?) pour se concentrer sur le fonctionnement d’une communauté. Claire rejoint en effet une société de gens qui entendent le même son qu’elle, dirigée par un gourou manipulateur (Howard incarné par un impeccable Simon Neal). La mise en scène très fluide de Lileana Blain-Cruz se fait alors redondante, tant on a maintenant l’impression de voir l’épisode d’une série télé (influence revendiquée par les auteurs) redisposé dans le contexte d’un opéra. La critique du pouvoir, les phénomènes d’emprise, les références politiques (dont nombreuses, américaines, se dérobent à nous, mais qu’on imagine destinées à Trump et à des évangélistes) n’échappent pas à une forme de convention et de facilité.

Portés par une équipe incroyablement investie (chaque chanteur témoigne d’une vérité et d’un engagement remarquables),The Listeners s’avèrent une proposition très singulière.

Il y a même quelque chose de dérangeant à voir les personnages principaux s’écarter du reste de la société, et adopter des postures borderlines. Volontairement déplaisants, les personnages ne suscitent pas en nous des réflexes immédiats de compassion et de sympathie, comme l’opéra traditionnel. Un hiatus qui crée une polysémie et une ambivalence fascinantes.

Et si le spectacle hante aussi longtemps après sa représentation, c’est grâce à la musique de Missy Mazzoli qui reste toujours admirablement riche, virtuose et ambiguë. Parfois, le chant dit le contraire de ce que suggère le livret, et sur les mots durs de Royce Vavrek, la compositrice new-yorkaise tisse des arias d’une splendide humanité. Par la complexité des émotions qu’elle dépeint, Mazzoli est bien une compositrice au talent dramatique exceptionnel, probablement le plus affirmé de sa génération. De quoi renforcer l’envie d’entendre son opéra Breaking the waves à l’Opéra Comique en mai prochain !

Laurent Vilarem
Oslo, 24 septembre 2022

The Listeners à l'Opéra national de Norvège à Oslo, du 24 septembre au 9 octobre 2022

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