Une Passione passionnante et passionnée au festival de St-Denis

Xl_festival_de_saint-denis_-_pasion_argentina_-_cre__dit_-_edouard_brane-8 © Festival de Saint-Denis/Edouard Brane

En septembre 2022, le festival d’Ambronay marquait les esprits avec la création mondiale de La Passione di Gesù, dirigée mais surtout composée par Leonardo García Alarcón, sur un livret de Marco Sabbatini qui puise son inspiration dans l’Évangile de Judas. Il s'agit d'un manuscrit daté du IIIe siècle retrouvé en Egypte en 1976, et conservé à la Biblioteca Bodmeriana de Genève (anecdote qui prend ici des airs de prédestination, 1976 est également l’année de naissance du maestro). Nous n’avions pas pu nous rendre à la création de cet oratorio, mais avons eu la chance de rattraper cela en assistant à sa reprise au festival de Saint-Denis, qui permet par ailleurs l’ajout de l’orgue.

Ici, Judas est bien loin du traître inscrit dans la mémoire collective depuis plus de deux millénaires : il est l’apôtre le plus aimé et le plus fidèle de Jésus, qui, par sa « trahison » – qui n’en est donc plus une – lui permet de quitter son enveloppe mortelle pour s’élever vers la résurrection et devenir Jésus-Christ. Quant au talent de compositeur de Leonardo García Alarcón, nous en avions eu un bref aperçu dans la réécriture du dernier acte d’El Prometeo de Draghi – où le chef avait composé pour compléter l’œuvre selon l’écriture d’un autre – mais aussi et surtout dans le « Salve Regina » entendu à Ambronay en 2020 et dont nous avions gardé l’agréable souvenir.

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Il faudrait probablement toute une thèse dédiée à cette œuvre seule pour en dire tout ce que nous voudrions et livrer l’ensemble des références musicales qui s’y croisent. Nous citerons la plus évidente, celle à Bach, compositeur ô combien lié à l’histoire de Leonardo García Alarcón ainsi qu'il nous le confiait en 2019. L’écriture de cette Passione est riche, dense, multiple et une à la fois. Les références se mêlent et sont condensées, livrant finalement une histoire du compositeur argentin. A travers ces pages, nous entrons quelque part dans son intimité musicale, piochant du baroque au moderne ce qui l’a marqué pour mieux nous marquer en retour. Les sonorités argentines se font naturellement entendre, notamment avec ce bandonéon qui ouvre la partie instrumentale, ou encore les jeux de marimba et de percussions disséminés durant la soirée. Toutefois, le véritable tour de force est de rendre cette écriture extrêmement savante tout aussi populaire : nul besoin d’avoir ou de saisir les références musicales pour être profondément touché par la musique de Leonardo García Alarcón.

La longueur de l’œuvre ne nous permet malheureusement pas de nous arrêter sur tous les moments que nous souhaiterions évoquer, mais citons-en quelques-uns, en commençant par l’ouverture a cappella. Dans ces murs chargés d’histoire de la Basilique St-Denis, l’Incipit s’ouvre par un cœur de femme qui nous extirpe avec douceur hors du temps, sans entrée du chef ni annonce d’entame. La durée de cette entrée en matière est peut-être un petit peu longue, mais on accepte volontiers l’attente qu’elle engendre et qui met d’autant plus en avant les premières notes, offertes par le bandonéon de William Sabatier. Jésus (Andreas Wolf) arrive ensuite par l’allée centrale, puis un chœur d’enfants (le chœur en corps – CRR93). Le chœur d’hommes résonne à son tour, les solistes arrivent également… les voix semblent sortir de partout, presque des murs, du sol et du plafond – ou du Ciel ? – pour un effet absolument superbe, jusqu’à l’avancée du chœur de chambre de Namur, là aussi par l’allée centrale. Le rendu est saisissant et cloue non pas sur la croix, mais sur sa chaise.

Un autre des – nombreux – beaux moments qu’offre la soirée est le chant IV (le songe des apôtres), lors duquel les voix s’ajoutent successivement dans une parenthèse douce et cotonneuse. La densité de l’œuvre musicale et du livret demande parfois certains efforts, notamment dans les parties où deux voire trois textes se superposent, mais le rendu musical et l’harmonie sont toujours au rendez-vous. De plus, la Basilique est pourvue d’un orgue, manipulé par les mains expertes de Quentin Guérillot, ce que n’avait pas Ambronay. La partition a donc évolué depuis sa création afin d’ajouter cette ligne à la fois sous-terraine et aérienne qui porte avec discrétion mais assurance le reste de l’instrumentation.

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Ajoutons que rien n’est laissé au hasard, et que l’œuvre se compose de neuf chants en plus de l’Incipit, faisant écho à la Divine Comédie. Le compositeur indique d’ailleurs qu’il a souhaité imaginer ici « une espèce de Divina Commedia inversée. Comme si Jorge Luis Borges emmenait Bach dans un conte fantastique biblique, qui se retourne comme un miroir » pour que finalement, ce soit « Bach qui l’emmène à la découverte de l’histoire de la musique ».

On se doute que la direction de Leonardo García Alarcón ne souffre aucun reproche à la tête de son ensemble Cappella Mediterranée, qui devient presque une extension de lui-même. Ici, les instruments d’époque côtoient d’autres plus modernes sans dichotomie, formant une seule et même grande famille. Souvent dans le dos du chef, le Chœur de chambre de Namur mérite lui aussi bien des éloges et offre une belle unité et un équilibre sans faille, quelle que soit sa position dans la basilique. La mise en espace est quant à elle signée par Anaïs de Courson, et offre une dimension supplémentaire. En occupant avec intelligence et signification l’espace de la basilique, elle l’imprègne des voix et nous plonge dans cette Passion et les épisodes qu’elle renferme.

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La réussite ne serait pas totale sans la solide équipe de solistes réunis pour l’occasion, certains étant déjà présents à Ambronay ou à Genève, ou encore à Namur où l’œuvre a déjà voyagé. Andreas Wolf est un Jésus incarné, saisissant dans son interprétation. La justesse de projection et d’attention est admirable, le phrasé est soigné, la noblesse de la ligne de chant brille particulièrement dans l’habit de simplicité avec lequel il la pare. Divin mais aussi humain, radieux et radiant, toujours profond et entier, il se rend accessible dans son inaccessibilité. Si le Judas de Valerio Contaldo est d’abord discret – dans la partition – il finit par occuper pleinement le devant de la scène. Par la luminosité de son timbre, il éclaire le personnage dans toute sa profondeur. Victor Sicard prête de son côté sa voix à Saint Pierre, avec un phrasé et un souffle amples. Les autres apôtres – provenant des choristes – ne sont malheureusement pas nommés dans le programme, mais méritent tout autant d’éloges : Maxence Billiemaz (Thomas), Jonathan Spicher (Jean), ou encore Frederico Projecto (Matthieu).

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Aux trois voix masculines principales répondent trois voix féminines, qui donnent aux femmes une place extrêmement importante dans l’œuvre puisque ce sont elles qui rapportent principalement les faits. Sophie Junker est ainsi une Marie bouleversante, tant dans sa qualité de femme que de mère. Elle s’affirme face aux apôtres, et la voix de la soprano offre un très bel appui au personnage. Le rôle de Marie-Madeleine est tenu avec talent par Mariana Flores, qui donne au personnage toute sa force dramatique. Habitée par le personnage, elle se déploie de tout son être dans cette interprétation. Enfin, après une après-midi de répétions à l’Opéra Comique pour préparer Zémire et Azore, Julie Roset enchaînait ce soir avec La Passione di Gesù et le rôle particulièrement ardu de l’Ange. Leonardo García Alarcón sait à quel point cette jeune soprano est talentueuse, et il ne la ménage pas avec cette partition, ni même avec la mise en espace qui la situe, en début de représentation, à plusieurs mètres du sol au niveau de l’orgue, et assez rarement sur le devant de la scène. Pourtant, la cantatrice s’en sort avec une aisance confondante, un chant limpide et clair. Céleste, elle l’est assurément, et confirme une fois encore qu’elle est une artiste à suivre et un nom à retenir.

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Les érudits pourront donc voir dans cette Passione di Gesù – rebaptisée Pasión Argentina à l’occasion du festival de Saint-Denis – toute l’érudition qu’ils souhaitent, beau reflet de la culture impressionnante du compositeur. Pour autant, ce n’est pas cela qui fait la grandeur d’une œuvre : c’est son âme. Cette magie inexplicable qui fait que les cœurs battent, que la vie apparaît là où rien ne se trouvait avant. C’est cela une création véritablement réussie. Et cette Passione en est un exemple absolu, sublimée par l’ensemble des artistes, qui font de l’écoute de cette œuvre passionnante et passionnée un moment inoubliable.

Elodie Martinez
(St-Denis, le 13 juin 2023)

Pasión Argentina, au festival de Saint-Denis le 13 juin. Le concert a fait l'objet d'une captation pour une diffusion ultérieure sur Qwest TV.

©Festival de Saint-Denis/Edouard Brane

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