
L’Opéra Grand Avignon donnait ce weekend Les Mamelles de Tirésias imaginées par Théophile Alexandre pour cette coproduction avec l’Opéra de Limoges. Après notre échange avec l’artiste autour de son projet No(s) Dames en 2022, nous avions hâte de voir comment il s’emparerait d’une telle œuvre. Sans surprise, il en offre une vision empreinte d’un féminisme intelligent, servant la pièce d’un modernisme saisissant malgré sa date de création (1947).
En préambule, le public est invité à découvrir sur les marches et les statues de l’Opéra une représentation chorégraphiée : un piano trône en haut des marches, tandis que deux danseurs – Dimitri Mager et Lucille Mansas – interviennent, des statues au parvis, puis aux marches avant que les portes ne s’ouvrent pour le public. Nous les retrouvons en salle, scandant des citations telles que « On ne naît pas femme, on le devient » (Simone de Beauvoir). Le ton féministe se dessine, confirmé par la première partie : il s’agit de la projection du court-métrage Good Girl de 2022 (de Mathilde Hirsch et Camille d’Arcimoles), commenté par Agnès Jaoui. Il s’agit alors d’une rétrospective sur la vie des femmes au cours du siècle dernier, confrontant notre regard contemporain avec une Histoire pas si éloignée que cela. Une belle façon de montrer, non sans humour, le chemin parcouru et celui encore long qui demeure.
Les Mamelles de Tirésias © Opéra Grand Avignon
L’existence de la femme n’est en effet tournée que vers son mari et l’enfantement jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Un constat qui fait un parfait écho au premier air de Thérèse, montrant l’intelligence de la projection introductrice. On se souvient alors des mots du contre-ténor lors de son interview : « On peut recontextualiser systématiquement les œuvres, en préambule de la représentation, pour permettre la prise de conscience et la mise à distance ». Une idée qu’il applique brillamment ici.
Quant à la mise en scène à proprement parler, elle s’avère élégante dans cette atmosphère de music-hall teintée de surréalisme : au sol et fond noirs, au rideau doré ou aux tenues de meneur et meneuse de revue s’ajoutent un immense canapé-bouche (lèvres rouges pulpeuses), un nez moustachu ou encore des yeux lumineux aux pupilles bleue mobiles, le tout en mouvement. Rien ne semble stable dans cette fable surréaliste où nous retrouvons régulièrement les deux danseurs – toujours en collants intégraux. Si Théophile Alexandre sait offrir une lecture personnelle, il n’en oublie pas pour autant l’ADN de l’œuvre, et ne cherche pas à en faire ce qu’elle n’est pas. Il n’est pas question de lui apposer un sens logique ou une quelconque tentative de réalisme, bien au contraire. Il laisse toute la folie des Mamelles de Tirésias se déployer pleinement, présentant les enfants sous forme de lingots. On s’amuse aussi de voir Dimitri Mager et Lucille Mansas affublés de ceintures bananes, jouant des hanches sur Day-O (The Banana Boat Song) !
Les Mamelles de Tirésias © Opéra Grand Avignon
De même, les costumes (de Nathalie Pallandre) pourraient rappeler des œuvres picturales surréalistes : un manteau de « mamelles biberons » ainsi qu’un « chapeau téton » pour Thérèse, dont elle se débarrasse rapidement afin de porter le « chapeau moustache » de son mari – revêtant pour sa part mamelles et tétons. Rien d’obscène, rien de ridicule finalement dans tout ce micmac au livret fin précurseur, interrogeant les conditions des sexes. Le tout appuyé d’une direction d’acteurs jouissive.
Sur le plateau, la distribution multiplie elle aussi les raison de s’enthousiasmer. En premier lieu, Sheva Tehoval, dont les aigus stratosphériques se mêlent aux graves revendicateurs, jouant du féminin comme du masculin, nous emportant sans mal dans son tourbillon dynamique. L’énergie se veut percutante, jamais excessive, toujours communicative. Jean-Christophe Lanièce s’avère pour sa part un mari de premier ordre. La ligne de chant riche, aux reflets d’or et d’argent rend la voix étincelante sans perdre de son timbre profond. Il s’en dégage une fluidité et une agilité savoureuses.
Les Mamelles de Tirésias © Opéra Grand Avignon
Dans les rôles plus secondaires, nous retrouvons Marc Scoffoni en Directeur de théâtre – ici meneur de revue sur talons – et Gendarme. La diction est excellente, la projection noble, et bien que l’on reconnaisse le chanteur sous les traits des différents personnages, il les caractérise particulièrement bien tous deux. Presto et Lacouf sont interprétés par Philippe Estèphe et Blaise Rantoanina – également le fils – dans des costumes similaires accentuant leur côtés « Dupont et Dupont » qui ne déméritent pas jusque dans leur duel à coup de bananes.
Le journaliste parisien de Matthieu Justine, affublé de deux grandes oreilles dans le dos portées comme des ailes d’ange, offre à entendre une savoureuse interview. Le chant s’avère généreux et joueur, assez intelligent pour pointer sans en avoir l’air les accents du texte.
La satisfaction est également totale concernant Ingrid Perruche (la marchande de journaux), Agnès Ménard (la dame / la grosse dame) et Etienne Prost (un baryton solo / un monsieur barbu / un vieux monsieur). Chacun apporte sa couleur au tableau d’ensemble pour cette farce aux mille visages, tous réunis dans celui du décor.
Les Mamelles de Tirésias © Opéra Grand Avignon
On connait le talent d’Alan Woodbridge comme chef de chœur. Une fois encore, il le prouve avec le chœur de l’Opéra Grand Avignon au sommet de sa forme, offrant une unité, une puissance étonnante ou encore une homogénéité chatoyante de bout en bout. D’abord voyeur, il devient acteur de cette farce surréaliste dans laquelle il brille lui aussi.
Enfin, Samuel Jean dirige l’Orchestre national Avignon-Provence avec brio : il parvient à créer une fluidité naturelle dans ce qui pourrait être un patchwork, une suite de « numéros » dans cette histoire sans queue ni tête que l’on suit pourtant sans mal. Le chef fait attention à ce que les pupitres s’expriment clairement sans jamais perdre de vue l’équilibre avec le plateau, jamais écrasé.
Avec ces Mamelles de Tirésias servies par un plateau haut en couleurs, Théophile Alexandre sait être féministe sans être accusateur, offrant une vision personnelle, actuelle, tout en embrassant pleinement le surréalisme de l’œuvre. Au final, il tire de ces Mamelles un petit lait que l’on savoure goutte après goutte...
Elodie Martinez
(Avignon, le 8 juin 2025)
Les Mamelles de Tirésias à l'Opéra Grand Avignon les 6 et 8 juin 2025.
10 juin 2025 | Imprimer
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