A Lyon, Tosca est morte, vive Tosca!

Xl_toscalyonpg__jeanlouisfernandez037 © Jean-Louis Fernandez

Après sa création l’été dernier au festival d’Aix-en-Provence, avec qui la maison lyonnaise est en partenariat pour cette production, l’Opéra de Lyon accueille enfin la Tosca imaginée par Christophe Honoré. Absente de la scène locale depuis 1979, le retour d’un tel chef d’œuvre, parmi les plus joués au monde, ne pouvait que ravir le public. Toutefois, après environ 40 ans d’absence, était-il nécessaire d’opter pour une vision si décalée, une lecture de l’œuvre qui exige de la part de l’auditoire une réelle connaissance de cette dernière pour pouvoir suivre la soirée ? N’est-ce pas là nourrir l’idée reçue de l’élitisme de l’art lyrique ? Que penser lorsqu’un livret n’apparaît presque plus que comme un prétexte à l’opéra ? De même que Dmitri Tcherniakov avec Carmen en 2017, nous nous trouvons face à une certaine tromperie dans la promesse faite aux spectateurs : ils viennent voir une œuvre bien précise, et se retrouve face à une toute autre histoire qui n’a plus rien à voir…


Tosca, Opéra de Lyon ; © Jean-Louis Fernandez

Dans le texte de présentation, Christophe Honoré dit pourtant : « cette œuvre est complexe, d’une redoutable efficacité dramaturgique (…) C’est toujours rassurant, pour un metteur en scène, de pouvoir s’appuyer sur un livret solide ». Pourquoi donc faire fi ici de ce livret ? Certes, l’idée de prendre comme « porte d’entrée » le personnage de chanteuse qu’est Tosca, de « dresser un portrait de cantatrice, de rester proche du livret tout en lui apportant des échos » est des plus intéressantes, seulement voilà : il aurait peut-être fallu réellement « rester proche du livret » plutôt que de le reléguer en vague toile de fond. Dommage, car de bien belles idées viennent également marquer la soirée, contrebalançant ainsi l’éloignement du texte…


Tosca, Opéra de Lyon ; © Jean-Louis Fernandez

Tosca, Opéra de Lyon ; © Jean-Louis Fernandez

Il faut ici oublier l’histoire, remplacée par celle d’une cantatrice dont la carrière immense est derrière elle, et qui accueille un documentaire sur sa vie ainsi qu’une répétition pour une version de concert de Tosca dans une sorte de masterclass géante. Le côté intrusif des caméras dans l’intimité de la chanteuse ferait d’ailleurs davantage penser à une télé-réalité qu’à un documentaire. La première partie de la soirée se déroule donc dans un intérieur d’appartement, celui de la Prima Donna, où de nombreux souvenirs de sa carrière passée sont disposés. La jalousie de Floria se confondra d’ailleurs avec celle de la jeune chanteuse face à la fascination et à l’attention portées par l’interprète de Mario envers la cantatrice âgée. Angelotti (Simon Shibambu) est pour sa part un trublion ou journaliste mal élevé qui n’hésite pas à se coucher dans le lit, monter sur le piano, ou prendre les différents trophées présents sur les étagères. Quant à l’affiche encadrée de Tosca, elle sera finalement érigée devant la foule de fans qui priera devant elle comme devant une icône… On nous propose donc non seulement l’intimité d’une cantatrice, mais aussi une face davantage publique avec l’engouement (quasi) religieux que ces artistes font parfois naître. Néanmoins, il faut bien avouer que cette première partie est finalement un peu longue. Des petites actions se passent de-ci, de-là, auxquelles s’ajoutent les écrans projetant les images filmées en temps réel, mais cela sonne un peu creux, malgré la confusion des jalousies entre livret et réalité déjà évoquée, ou encore le rapport entre la Prima Donna et la jeune chanteuse, entre apprentissage et désir de reprendre une place perdue. Catherine Malfitano vole d’ailleurs les premières notes d’Elena Guseva et n’hésite pas à l’interrompre en plein chant, de même que l’orchestre, ou à la critiquer durant la suite de l’air pour la pousser dans son interprétation. Les sentiments complexes de l’héroïne – qui n’est dont plus Tosca mais la Prima Donna – sont ici dressés de manière intéressante, mais ne suffisent pas à remplir l’ensemble de ce début de soirée.


Catherine Malfitano ; © Jean-Louis Fernandez

La deuxième partie se déroule toujours dans un intérieur mais cette fois-ci divisé en deux espaces distincts, chacun étant surplombé d'un écran. Ici, nous nous rapprochons un peu du livret dans le jeu des artistes, mais la torture de Mario est en réalité une gueule de bois tandis que, sans vraiment que l’on sache pourquoi, le Majordome est battu par les compères de Scarpia. La scène où toute la bande tente d’intimider sexuellement Floria met un peu mal à l’aise, et est en cela fort réussie, montrant les pressions que les femmes peuvent subir dans un univers où les hommes ont le pouvoir. L'action est contrebalancée par la scène en miroir de l’autre cantatrice, payant son gigolo en slip pour passer un agréable moment… Le baiser de Tosca, moment pourtant marquant de l’œuvre, retombe pour sa part comme un soufflé mal cuit lorsque la chanteuse se jette sur le baron avec du faux sang dans les mains et le badigeonne avec. La suite, cependant, est un véritable moment de grâce. Le « Vissi d’arte » d’Elena Guseva est appuyé en fond par des images d’interprètes célèbres du rôle – dont Catherine Malfitano – avant que finalement, les caméras la filment et remplacent ces images par celles tournées sur scène. Le thème de la passation, de l’endossement d’un rôle marqué par des cantatrices, du poids et de l’histoire que cela implique est alors magistralement représenté. La Prima Donna tentera par ailleurs de récupérer le sang des mains de Floria, comme pour redevenir Tosca à son tour dans un ultime effort…


Catherine Malfitano ; © Jean-Louis Fernandez

Arrive alors la troisième partie, dont le premier temps se passe dans la salle. Avouons que l’architecture de l’Opéra de Lyon ne se prête peut-être pas aussi bien que le théâtre d’Aix-en-Provence à cet exercice, réduit à un petit bout de couloir vers l’une des sorties. Mise en abîme savamment réussie, le théâtre est pleinement dans le théâtre ici, la chanteuse passant dans la salle, y compris entre deux rangées, pour monter sur scène où l’orchestre et le chef ont pris place. Derrière se trouve le décor précédent, tourné de façon à ce que Mario et la Prima Donna puissent monter chacun d’un côté et se trouver au-dessus des musiciens, comme sur une sorte d’échafaudage. Le moment est donc arrivé : après tous ces préparatifs, nous assistons à la représentation. Pour l’occasion, les interprètes ont revêtu leurs smockings et robes de soirée et peuvent enfin entrer pleinement dans la peau des personnages du livret, jusqu’à l’ultime dénouement qui rappelle bien que la tragédie en place n’est pas celle de Puccini, la Tosca s’ôtant la vie n’étant pas celle que l’on attendait. Triste conclusion pessimiste de la vision d’une diva qui ne peut plus chanter et qui, en passant le flambeau, a éteint sa propre flamme.

La mise en scène partage donc : nous venions voir Tosca, nous avons vu la déchéance d’une diva. Sur ce point, chacun se fera son opinion, mais il est difficile de ne pas souligner le travail esthétique et l’œil cinéaste porté sur le rendu scénique. L’émotion est bien présente, notamment grâce à l'investissement des chanteurs, puisque le plateau propose un trio/quatuor de choc.


Acolytes de Scarpia, Tosca (Elena Guseva) et Mario (Massimo Giordano) ;
© Jean-Louis Fernandez


Tosca, Opéra de Lyon ; © Jean-Louis Fernandez

Commençons par le terrible Scarpia d’Alexey Markov, noir à souhait, de la pointe du regard aux tréfonds de la voix, bien que moins subtile et nuancé que ce que l’on pourrait attendre dans une autre mise en scène. Massimo Giordano, que le public lyonnais a déjà entendu en Foresto dans Attila ou Ismaele dans Nabucco, quitte enfin les versions concertantes pour offrir un Mario/interprète de Mario au jeu tout aussi maîtrisé que la voix. Celle-ci est claire, chaude, chaleureuse et nuancée, laissant entendre un « E lucevan le stelle » à la fois léger et profond. Catherine Malfitano se montre une tragédienne hors pair, à la hauteur de sa carrière, offrant les affres et les tourments de son personnage. Il fallait un courage certain pour accepter ce projet qui met en abîme ce qu’elle pourrait ou aurait pu être. Toutefois, celle qui rafle l’ovation et l’engouement total du public est bien Elena Guseva, qui livre ici sa première Tosca. Nous l’avons dit, son « Vissi d’arte » était un véritable moment de grâce qui a su suspendre le temps et l’espace, laissant d’ailleurs place à de longs applaudissements. Mais il faut bien dire que son personnage est magnifiquement tenu de bout en bout, de la soprano fragile préparant le rôle à la femme jalouse, puis à celle agressée et blessée, à l’amante prête à tout, à la meurtrière ou encore à l’héroïne éplorée que l’on devine sans qu’elle puisse pleinement la laisser paraître dans cette histoire qui nous est contée. La palette de couleurs est superbe, tout est projeté sans jamais être à l’excès, les graves sont installés et posés avec assurance. Une grande et belle Tosca est peut-être bel et bien née ce soir et se prépare à apposer son portrait à la suite de celles présentes dans les documentaires projetés.

Enfin, dernier bonheur de la soirée, le Chœur, la Maîtrise et surtout l’Orchestre de l’Opéra de Lyon qui, sous la baguette de Daniele Rustioni, fait incroyablement vibrer l’œuvre de Puccini, car c’est bien elle qu’ils servent. Attentif aux histoires multiples qui se dessinent, le jeune chef fait briller de mille éclats la partition et ses ressorts sans jamais oublier la scène.

Au final, la musique de Puccini reste présente, de même que l’émotion, mais il n’est pas aisé d’accepter de se rendre à un spectacle pour finalement en voir un autre. L’histoire en miroir proposée par Christophe Honoré est intéressante, mais c’est une autre Tosca, celle qui a quitté la scène et qui doit laisser place à la génération suivante. D’un côté, Tosca, celle que nous connaissons et que nous venions voir, a disparu ; de l’autre, Tosca, sous une autre forme, dans une renaissance inattendue et un passage de flambeau funeste, vit une histoire parallèle qui est peut-être finalement la sienne, dans une sorte de personnification de La Cantatrice. Tosca est morte, vive Tosca, mais est-ce pour autant de l'assassinat ?

Elodie Martinez
(Lyon, le 20 janvier 2020)

Tosca, Opéra de Lyon, jusqu'au 5 février.

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