Carmen aux Invalides, la liberté entre deux rives

Xl_img_8806__1_ © Gala El Hadidi et Andriy Gnatiuk (@Teresa Suarez)

Depuis dix-huit ans, la tournée Opéra en Plein Air est un théâtre à ciel ouvert qui invite le grand public à découvrir l’opéra dans divers lieux d’exception. L’évènement est également le reflet d’un regard sur une œuvre, celui d’une personnalité issue du cinéma ou des médias qui, de par sa notoriété, apparaît l’idéal trait d’union entre un art en quête d’ouverture et un public en demande d’autres horizons. Cette année c’est au tour du cinéaste Radu Mihaileanu de nous livrer sa vision d’un opéra et en l’occurrence le plus populaire d’entre eux, Carmen, dont la dernière représentation était donnée ce samedi soir à l’Hôtel des Invalides. On connait le cinéma humaniste du réalisateur du Concert. Narrateur des combats ordinaires, le cinéaste affectionne les personnages du quotidien qui par leur énergie, leur courage, défient les pronostics fatalistes des destins supposés tracés. Dans ce contexte, nul doute que le personnage de Carmen, dont la vie est une quête d’absolu, s’inscrit parfaitement dans l’univers artistique de Radu Mihaileanu.

Ce dernier nous livre ici une vision socio-politique de l'opéra de Georges Bizet qui s’agence parfaitement avec la teneur du livret. Dans l’imaginaire du cinéaste, Séville devient une île entourée de la mer et permet ainsi une introspection en vase clos de deux mondes qui s’observent. Le monde d’en haut, les Sévillans, qui évolue dans une société figée ayant fait allégeance à l’armée et à l’église. Le monde d’en bas, les Bohémiens, des migrants qui vivent en marge. Carmen est le trait d’union entre ces deux rives, celles d’un monde qui étouffe et celles des aspirations nouvelles. Dans ce contexte, elle sait que sa liberté qui l’affranchit finira par la tuer, mais elle s’emploie à émanciper les êtres et à permettre ainsi une interaction entre deux mondes qui ne communiquent pas. Il n’est d'ailleurs pas anodin que la Carmen de Radu Mihaileanu ait des allures de diseuse de bonne aventure, aux costumes colorés et exotiques. Elle est ici en effet une redistributrice des cartes du destin. Elle ne veut pas simplement transformer les êtres, elle veut initier un changement de société.

Pour donner corps à cette vision, deux plateaux, représentant les deux mondes de la cigarière, s’offrent au regard des spectateurs. De la première scène située au-dessus de l’orchestre, les Sévillans toisent, d’un oeil suspicieux, les Bohémiens évoluant, en bas, sur la seconde scène, dans un camp de réfugiés tenu par Lillas Pastia. Les protagonistes des deux plateaux sont sans cesse en mouvement, il n’y a aucun moment statique, aucun temps mort, avec toutefois une différence majeure. Sur le plateau du haut, les individus ne se mélangent pas, ils se déplacent en groupes sociaux distincts (les soldats, le clergé, les cigarières, le peuple). Sur le plateau du bas, hommes, femmes, enfants, constituent un groupe d’individus égaux, sans caste, ni hiérarchie. Ce mouvement perpétuel voulu par le metteur en scène, symbolise une évolution en marche, même si celle-ci n’est qu’à ses débuts. On note ici la dextérité de Radu Mihaileanu pour la direction d’acteurs avec des mouvements qui relèvent davantage de la chorégraphie que de la scénographie théâtrale. Cette approche donne une belle fluidité à l’action.

Dans cet univers bipolaire, les relations entre les personnages s’en trouvent dès lors sensiblement bouleversées. Carmen navigue d’une scène à l’autre, et elle est la seule à le faire. Elle séduit, certes, non pour flatter son égo, mais pour impulser un changement, pour que les autres protagonistes se meuvent, tout comme elle, d’un monde à l’autre et tissent les liens manquants. Certes, Escamillo est lui aussi un personnage entre deux rives, il a la reconnaissance sociale parmi les gens d’en haut, et l’amour des gens d’en bas, mais il ne désire nullement en être un trait d’union,  la césure pour lui est nette. Carmen œuvre pour qu’il assume son appartenance aux deux mondes. Ce sont toutes ces nuances que met précisément en exergue la mise en scène de Radu Mihaileanu, et cette approche est particulièrement pertinente.


Carmen ; © DR

Une telle mise en scène requiert à l’évidence des chanteurs qu'ils soient également acteurs, et sur ce point les jeunes artistes ont relevé le défi avec brio en conférant une belle présence à leurs personnages respectifs. On a pu également apprécier leur diction soignée, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Sur le plan vocal, la distribution a été incontestablement dominée par les dames. La mezzo égyptienne Gala El Hadidi, issue de l’Opéra de Dresde, possède une voix souple, homogène, avec un registre grave soyeux et coloré. D’une belle présence scénique, elle habite cette Carmen avec intensité. Olga Tenyakova (un nom à retenir) a fait forte impression dans le rôle de Micaëlla. Elle est dotée d’une voix puissante dans l’aigu dont elle sait toutefois bien doser les effets. Son chant, subtil et nuancé, fait de son air « Je dis que rien ne m’épouvante » un beau moment de chant. Quant  à la distribution masculine, Eric Fennell en Don José possède un aigu solaire mais présente parfois une émission tendue qui peut affecter l’homogénéité de la ligne de chant. L’incarnation est toutefois crédible dans cette gaucherie touchante du personnage qui ne saisit pas la pleine mesure de ce qu’attend de lui cette Carmen là. Le baryton Pierre Doyen donne une dimension charismatique à Escamillo en évitant les écueils de la forfanterie virile habituelle. La voix ample, bien posée, illustre une belle autorité. Le registre grave manque toutefois un peu d’assise et les notes tendent à se perdre dans l’écho du microphone. Andriy Gnatiuk en Zuniga possède un beau timbre grave mais connait parfois des problèmes de justesse. La maîtrise des Hauts-de-Seine ainsi que le chœur d’enfants Unikanti complètent avec talent la distribution vocale de cette Carmen de belle facture.

Diriger dans les conditions du plein air a tout du numéro d’équilibriste. L’orchestre étant ici placé sous le plateau du haut, le chef n’a pas de visibilité directe sur les chanteurs si ce n’est par prompteur interposé. Vincent Renaud à la tête du Music Booking Orchestra relève toutefois le défi avec aisance. Le tempo un tantinet d’emblée trop rapide, avec quelques effets surabondants, laisse place à une interprétation plus sobre à compter du second acte, aménageant ainsi des espaces de respiration nécessaires aux chanteurs.

Chaque année Opera en Plein Air démontre que l’Opera peut être aussi une grande fête populaire et l’on ne peut que s’en réjouir. Le regard du metteur en scène a aussi, dans ce cadre particulier, toute son importance et quand il livre, comme ici, une vraie réflexion sur l’œuvre, la soirée ne peut être que réussie.

Brigitte Maroillat

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