Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Baugé, un Glyndebourne angevin

Xl_lucia-di-lammermoor-opera-bauge-2017c © DR

Située au cœur du Maine-et-Loir, à l’orée de la forêt de Chandelais et ses quelque 800 hectares de chênes et de hêtres, Baugé-en-Anjou est une commune de 12 000 habitants dont le beau château du XVème siècle, bâti par le Roi René, attire l’œil au passage. Mais depuis quinze ans, les lyricophiles dépassent vite le centre-ville pour se diriger vers les Capucins, une vaste propriété du XVème siècle, au milieu d’un parc de sept hectares, où se déroule chaque été un festival international d’opéra. C’est un couple d’anglais passionnés, John et Bernadette Grimmett, qui a eu cette idée un peu folle de créer de toutes pièces un festival lyrique – à la manière dont un autre John, John Christie, a créé en 1934 un festival d’opéra aux champs dans sa vaste propriété du Sussex, à Glyndebourne. Ici, à Baugé, on vient habillé ou décontracté, on se retrouve entre habitués ou en famille, on ne manque pas le rituel du dîner à l’entracte (qui, pour cela, dure 90’) et surtout on se passionne pour les opéras, connus ou moins connus, présentés chaque été dans le « Théâtre mobile », une superbe structure provisoire qui tient à la fois d’un cinéma à l’ancienne ou d’un théâtre élisabéthain et dont l’acoustique est excellente du fait du matériau de construction, le bois, au sol, aux murs, au plafond.

Si John Grimmett est un mélomane averti, c’est aussi, en ancien banquier qu’il est, le préposé à l’équilibre des comptes, mais à vrai dire je suis sûr que la passion l’emporte parfois sur la rigueur comptable et je ne serais pas étonné que les Grimmett comblent souvent les recettes nécessaires sur leur cassette personnelle… Bernadette, elle, est la directrice artistique : c’est elle qui choisit les titres (en accord avec John, of course), c’est elle qui réalise les décors, c’est elle qui dessine les costumes (et en coud une partie, avec ses amies !), c’est elle qui assure les mises en scène, c’est elle qui réalise le sur-titrage ! Et, ensemble, ils choisissent les artistes, des jeunes pour la plupart, venus de tous les continents, et qu’ils ont tous entendus avant de les engager. Et le résultat est étonnant !


Opéra de Baugé

Cette année, la quinzième édition de ce festival unique en France s’ouvre avec Lucia di Lammermoor de Donizetti. Dans la salle bondée, l’orchestre de l’Opéra de Baugé, une quarantaine de jeunes musiciens qu’on sent très motivés, placé sous la direction de John Andrews, récemment nommé Premier chef invité du National Symphony Orchestra de Londres, donne d’emblée à entendre la belle acoustique du lieu : dans la sombre ouverture, les sons sont fondus, les bois se distinguent en particulier, on est bien dans la couleur donizettienne. Et le chœur, formé par l’angevin Christian Foulonneau, un chœur peu étoffé en nombre mais là encore comme stimulé par cette première, se lance avec entrain, dès la première scène, avec une sorte de foi sonore qui fait plaisir à entendre. Vêtus de costumes au style écossais tout à fait affirmé, kilts et gilets plutôt seyants, les chanteurs se déploient sur une scène assez restreinte, dont le fond, constitué d’une sorte de grande tapisserie, donne à voir le signe de cette nature écossaise dans laquelle se déroule l’œuvre.
Bien sûr, il n’est pas question dans la mise en scène d’une « relecture » ni d’une « distanciation » quelconque : on est au premier degré et l’on voit ce que raconte le livret, rien de moins, rien de plus. Pour un public qui, pour une grande part, découvre ici l’opéra, c’est idéal dans la mesure où aucun problème ne se pose quant à la compréhension des situations. Et si l’on pourrait imaginer une direction d’acteurs plus serrée, un tel spectacle repose au moins de tant de mises en scène qui veulent se faire plus intelligentes que les œuvres qu’elles sont censées éclairer !...     

Mais la réussite la plus remarquable de cette Lucia angevine se situe sur le plan vocal. En effet, indépendamment des performances individuelles, la totalité du plateau réuni forme un cast homogène qui permet des ensembles d’une réelle force : le fameux sextuor du deuxième acte – pourtant si complexe à mettre en œuvre et à équilibrer – constitue de ce point de vue un des moments forts du spectacle. Pourtant on saluera quelques-unes des voix choisies avec soin par les Grimmet, celles de jeunes artistes dont il faut retenir les noms car on pourrait bien les réentendre très bientôt.
A commencer par le ténor coréen Ji-min Park, dont l’Edgardo domine la soirée : le timbre est chaud, la projection nette, la quinte aiguë lumineuse et le style de ce bel canto ardent réclamé par le personnage parfaitement assumé. Il est vrai que, formé à Vienne et déjà engagé pour plusieurs rôles au Covent Garden de Londres, il a déjà posé ses marques dans l’univers lyrique européen. C’est aussi le cas de l’australien Grant Doyle qui, dans le rôle d’Enrico, fait entendre un baryton à la voix pleine, au soutien excellent et à l’expressivité puissante : lui aussi est passé par le Covent Garden de Londres, dont on comprend qu’il est un vivier pour les Grimmett… Dans le rôle du chapelain Raimondo, on retrouve une voix connue, celle de la basse russe Denis Sedov, qu’on a déjà entendu au Covent Garden de Londres mais aussi à la Scala de Milan, à l’Opéra de Paris (en Colline de La Bohème) ou au Festival d’Aix, entre autres : la voix est toujours somptueuse, le grave résonant, la personnalité marquante, en dépit, ce soir de première, de quelques petits problèmes d’intonation.
Mais bien sûr, dans Lucia, on attend la Lucia : c’est une jeune néo-zélandaise, Carleen Ebbs, élève de la plus célèbre des cantatrices néo-zélandaises, Dame Kiri Te Kanawa, qui a été choisie pour ce rôle meurtrier : sans doute consciente de l’enjeu qui pèse sur ses frêles épaules, elle ne se livre pas vraiment dans Regnava nel silenzio ni dans Quando rapito in estasi, laissant entendre un joli timbre mais maniant son chant avec prudence. Mais son dernier acte est formidable : apparaissant hagarde dans sa chemise de nuit blanche tachée de sang, le poignard encore rougi à la main, elle s’avance au milieu d’une assemblée pétrifiée (et la mise en scène de Bernadette Grimmett dessine la scène avec beaucoup de justesse), elle se heurte aux convives qui ne lui apparaissent plus car elle a déjà quitté le monde des humains, et elle déploie son chant avec autant d’habileté dans la gestion du souffle que de sincérité dans l’expression de la folie qui la submerge : Il dolce suono fait entendre une sorte de rêverie hallucinée, Ardon gl’incensi plonge dans ce monde où s’abîme la jeune femme, Spargi amor la conduit jusqu’à ce si aigu qui voit tout à la fois culminer sa vision et s’effondrer totalement sa raison. De bout en bout de cette scène fameuse, Carleen Ebbs, avec des moyens qui ne sont pas immenses mais qu’elle sait parfaitement doser, offre le portrait déchirant de cette Lucia : son Edgardo n’a plus qu’à mourir, ce qu’il fait en grand musicien.

Cette Lucia, on l’aura compris, mérite plus que le détour : elle se donne jusqu’au 5 août. Mais au programme de cette 15ème édition du Festival de l’Opéra de Baugé, on annonce aussi une Clémence de Titus de Mozart (2 et 4 août) et une Cenerentola de Rossini, avec dans le rôle-titre une jeune russe de 21 ans, Aigul Akhmetshina, qui vient de remporter le Concours du Belvédère à Vienne (30 juillet, 3 et 6 août) ! Décidément, on aura compris que, au milieu des douceurs des Pays de Loire, les lyricophiles ont de belles découvertes à faire et de grandes émotions à éprouver à l’Opéra de Baugé.

Alain Duault

 

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