
Louise de Gustave Charpentier est apparue en 1900, à sa création, comme un opéra militant. A l’époque la liberté de l’amour n’était encore qu’une figure de style. Avec cette jeune femme qui revendiquait son désir, cette liberté entrait (sur scène) dans le réel. Car en 1900, on continuait d’enfermer les jeunes femmes quand leur ardeur les faisait désigner comme « hystériques » : le beau roman de Victoria Mas, Le Bal des folles a décrit cette terrible réalité. Pourtant Freud allait bientôt creuser ce continent noir, cet inconscient qui éclairerait tous les chemins du désir. C’est tout cela qui prélude au spectacle conçu par Christof Loy, ce metteur en scène allemand qui sait intelligemment et sans suivre les modes revivifier les œuvres : Macbeth au Liceu de Barcelone, le Triptyque de Puccini à Salzbourg (repris à Paris), Werther à la Scala puis au Théâtre des Champs-Elysées l’ont prouvé.
Ici encore, c’est une réflexion approfondie sur la situation offerte par le livret qui amène la proposition scénique : on est dans la salle d’attente d’un hôpital psychiatrique où ses parents ont conduit Louise, sa mère d’abord, digne et froide, rejointe bientôt par son père, affectueux, trop affectueux sans doute… De part et d’autre de ce hall, des sas vitrés vers ce qu’on ne voit pas, salles de « soins » sans doute dont on ne sait pas comment on en sort… La « petite » semble enfermée dans une sorte de régression infantile compulsionnelle, comme elle l’est dans une robe qui ressemble à une camisole terne : c’est le point de départ de sa remémoration, travail d’analyse au sens freudien qui lui fait revivre son parcours amoureux, ce désir qui s’est éveillé, encore contraint par une morale acquise, puis la confrontation de ce désir au réel de l’atelier de couture où elle est employée, atelier qui est comme un gynécée, sorte de volière de jeunes femmes que l’amour préoccupe. D’autant qu’elles sont en train de confectionner une robe de mariée, sous la férule d’une Première d’atelier qui, dans sa dureté, se superpose pour Louise à sa mère – d’autant mieux qu’elle est jouée-chantée par la même Sophie Koch, idéale dans ce double rôle. La remémoration trouvera son acmé au troisième acte, quand on comprend que le désir a triomphé avec cet air qui demeure célèbre même si on ne joue plus guère Louise, « Depuis le jour où je me suis donnée » : Louise a échappé à l’enfermement dans lequel voulait la contraindre ses parents, elle est libre et elle est heureuse. Elle (re)vit alors avec Julien, cet amant qui l’a révélée, qui l’a libérée, dans ce Paris qui symbolise la liberté, où une fête de 14 juillet la couronne en muse de Montmartre, scène vive, colorée, éblouissante – brutalement interrompue par l’irruption de sa mère qui vient supplier Louise de rentrer à la maison pour sauver son père mourant. Le dernier acte sera le plus oppressant, quelque chose comme l’apogée du « traitement » qui exorcisera chez la jeune femme sa « déviance » en la faisant « rentrer dans le droit chemin », quittant au bras de sa mère cet hôpital où elle s’est purgée de son passé par l’action du médecin… dont on découvre qu’il est ce Julien qu’elle s’est rêvé pour amant en un transfert classique et signifiant. Pour son père, pétri de frustration plus ou moins avouable, incapable de comprendre que sa fille est devenue une femme, voulant à toute force la faire régresser dans cet état infantile que figure la si bouleversante berceuse qu’il lui chante pour remonter le temps, il ne reste plus qu’à maudire Paris, ce lieu fantasmé et honni de la dépravation – mais Louise n’est déjà plus là.
Louise, Festival d'Aix-en-Provence 2025 (c) Monika Ritterhaus
Si le concept, ambitieux et riche de perspectives, est parfaitement tenu de bout en bout sans aucune baisse de tension, c’est d’abord grâce à la direction d’acteurs millimétrée de Christof Loy, aussi bien dans les scènes intimes entre Louise et ses parents que celles, exaltées avec son amant, le beau Julien, sur lequel elle projette tous ses désirs, ou encore dans ces deux grandes scènes de foule, l’atelier de couture dont la virtuosité scénique est époustouflante et la fête montmartroise colorée (qui rappelle bien évidemment celle du café Momus de La Bohème de Puccini, créée quatre ans avant, en 1896).
Mais c’est aussi grâce à l’investissement exceptionnel de toute la distribution réunie que cette Louise se réalise et constitue l’événement de cette édition 2025 du Festival d’Aix, comme un salut posthume à celui qui l’a rêvé, qui l’a voulu et qui malheureusement ne l’a pas vue, Pierre Audi, dont la production est un superbe hommage à sa mémoire.
Au sommet de cette distribution, Elsa Dreisig montre à quel point elle s’affirme aujourd’hui une des plus grandes sopranos françaises et même internationales : ceux qui ont eu la chance de l’entendre dès ses débuts, depuis ses prestations au Staatsoper de Berlin comme cette frissonnante Dircé dans la Médée de Cherubini dirigée par Daniel Barenboim il y a huit ans, savaient que la jeune franco-danoise était une pépite dont le rayonnement ne tarderait pas à s’avérer. Et en effet, très vite, de tous les rôles mozartiens qu’elle a étrennés du Festival de Salzbourg à l’Opéra de Paris jusqu’à la trilogie des reines donizettiennes à Genève, des rôles d’opéras français à la Salomé qu’elle a osée, à Aix précisément il y a trois ans, on sait maintenant qu’Elsa Dreisig est une grande. Mais ce qu’elle propose ici en Louise est superlatif : avec une voix aux couleurs multiples, diaphane ou ambrée, toujours projetée dans la plus extrême justesse pour exprimer (comme on le dit du suc d’un fruit) l’intériorité du personnage, elle construit sa Louise avec une rare intelligence du chant, la rendant touchante, éperdue ou déterminée, ardente toujours. Maitrise constante des phrasés et pourtant abandon au lyrisme, fusion de la sonorité vocale avec celle de l’orchestre, elle offre un portrait bouleversant, empathique, d’une jeune femme qu’on n’est pas prêt à oublier.
Louise, Festival d'Aix-en-Provence 2025 (c) Monika Ritterhaus
Autour d’elle, le reste de la distribution est de haut niveau, de la mère terrible de Sophie Koch qui sait faire entendre sa dureté de cœur dans un chant roide, obstiné, au père dont Nicolas Courjal, avec cette voix aux couleurs de vieux cognac, exprime le déchirement, l’enfermement en un passé dont il est incapable de se défaire, avec les ombres qu’il ne veut pas s’avouer, jusqu’à la déchirure de ce cri ultime, accouchement de son malheur de père trop aimant. On mettra un bémol au plaisir vocal de cette distribution avec le Julien d’Adam Smith : l’an dernier déjà, à Aix, son Pinkerton de Madame Butterfly avait paru débraillé de style ; la même impression se répète dès son entrée, avec un timbre nasal, des aigus poussés, des couleurs éparpillées. Son grand duo avec Louise lui redonne de l’allant grâce au spinto que le rôle nécessite alors mais, s’il en possède la projection il lui manque trop souvent la séduction sonore. Et puis il y a l’infinité de petits rôles qui font cet ouvrage lourd à monter tant il exige une composition de voix qui doivent être personnaliséeset pouvoir se fondre en un bouquet : à ce jeu, si l’on ne peut citer toutes les merveilleuses chanteuses réunies, on veut pourtant saluer la trop brève mais significative apparition d’Annick Massis en balayeuse qui a été une des reines de Paris, ou l’Irma goûteuse de l’excellente Marianne Croux, mais aussi les Carol Garcia, Julie Pasturaud, Marie-Thérèse Keller, Jennifer Courcier (en Gavroche) ou encore Frédéric Caton, toutes et tous sont formidables ! Et l’on n’aura garde d’oublier le beau travail de Giacomo Sagripanti à la tête des Chœurs et de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, ciselant ou soulignant, déployant cette orchestration aux parfums entêtants, affirmant une proximité bienvenue avec l’opéra français qui vient s’ajouter à son talent reconnu dans l’opéra italien.
Alain Duault
Aix-en-Provence, le 9 juillet 2025
Louise de Gustave Charpentier au Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence, du 5 au 13 juillet 2025
11 juillet 2025 | Imprimer
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