Le point de vue d’Alain Duault : Bayreuth 2025, des couleurs, des contrastes, du bonheur !

Xl_festival-de-bayreuth-2025-alain-duault © Festival de Bayreuth 2025

Lohengrin au Festival de Bayreuth 2025, Yuval Sharon / Christian Thielemann
Tristan et Isolde au Festival de Bayreuth 2025, Thorleifur Örn Arnarsson / Semyon Bychkov
Les Maîtres chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth 2025, Matthias Davids / Daniele Gatti

Sur la Colline verte où se dresse le Palais des Festivals, les entractes bruissent de la nouvelle surprenante annoncée par la direction du Festival de Bayreuth : le très attendu Ring du cent-cinquantenaire sera dirigé par Christian Thielemann (sourires et applaudissements) et mis en scène par… une IA (surprise, ébahissement, interrogations). Beau coup médiatique : le succès d’annonce est total ! Quelques informations supplémentaires filtrent : cette Intelligence Artificielle utiliserait des documents (esquisses, dessins, plans, photographies, films) de tous les Ring montés à Bayreuth depuis cent-cinquante ans…

En attendant d’en savoir plus, on se contente des productions reprises en cette édition 2025, tel le Lohengrin imaginé en 2018 par le metteur en scène américain Yuval Sharon avec le couple Rosa Loy et Neo Rauch pour les décors et les costumes. La conception de ce Lohengrin baigné dans le bleu demeure un peu absconse. La prolifération de poteaux électriques, de transformateurs, disjoncteurs et autres éléments d’une centrale montre que c’est l’électricité qui est au centre du « message » : pourquoi ? Mystère. Peut-être pour signifier que l’ « ancien monde » se trouve régénéré par la fée électricité – sous la forme d’un électricien en combinaison gris bleue qui, ayant répondu à l’appel de Madame Elsa, vient lui rétablir le courant. Le problème, c’est qu’elle a des voisins malveillants (qui lui ont peut-être coupé l’électricité !) et ce couple, Monsieur Telramund et Madame Ortrud voient d’un mauvais œil la venue de cet employé efficace – puisqu’il résout le problème en deux coups de clé en forme d’éclair : c’est lumineux ! Car il semble que les méchants voisins avaient des vues sur l’appartement de Madame Elsa et c’est pourquoi ils veulent se débarrasser de ce trop zélé employé de l’EDF locale. D’autant que, finalement, après la réparation, ledit électricien se trouve très bien avec Madame Elsa et décide de se mettre en ménage avec elle. Pour montrer qu’ils vont entrer dans un monde nouveau, il a même repeint la chambre en orange : ça fait de l’effet ! Tout cela s’achève dans une certaine confusion, avec l’énigmatique remise à Elsa d’une boite en osier orange (qui ressemble à la cage à oiseaux de Papageno dans La Flûte enchantée de Mozart : erreur de l’accessoiriste ?) et l’apparition finale d’un bonhomme tout en gazon vert (comme le personnage d’une publicité pour un organisme de crédit)... Comprenne qui pourra !

Lohengrin au Festival de Bayreuth 2025
Lohengrin au Festival de Bayreuth 2025

Cependant, l’inanité de cette mise en scène ne peut entamer la magnifique réussite musicale de ce Lohengrin – dirigé d’abord magiquement par Christian Thielemann : dès le Prélude, avec ces cordes diaprées, ces violons se dissolvant dans un murmure tout en frémissement, on est plongé dans un bain de pure poésie ! Et de bout en bout, en osmose avec cette musique qui devient son langage, il donne à cet opéra tout à la fois son romantisme et sa richesse expressive.

Avec, il faut le dire, une distribution superlative. En Lohengrin, Klaus Florian Vogt, timbre doré, projection allégée afin d’assouplir la ligne, rubato quasi italianisant, convient tout à fait à ce « Wagner blond ». D’autant que son Elsa, la sud-africaine Elza van den Heever est une partenaire idéale, élégance du timbre, chant déployé avec des moyens vocaux immenses qui lui permettent de délivrer une émotion profonde – face à son double, Ortrud, la « méchante », dont la noirceur vocale ardente, éloquente, en dépit de quelques duretés parfois, porte son personnage à des sommets d’expressivité impressionnants. Seule petite déception, le Telramund d’Olafur Sigurdarson, pourtant une voix qu’on on a souvent entendue ici avec bonheur, semble un peu poussif, pas totalement affirmé, à rebours du magnifique Roi de la basse finlandaise Mika Kares dont les graves résonnent en majesté, et du Hérault de Michael Kupfer-Radecky, splendide à chaque intervention. Une reprise justifiée donc par son accomplissement musical – plus que par son bariolage scénique.

Tristan et Isolde au Festival de Bayreuth 2025
Tristan et Isolde au Festival de Bayreuth 2025

Autre reprise, celle du Tristan et Isolde de Thorleifur Örn Arnarsson découvert l’an dernier – et dont j’ai décrit en détails ici-même les beautés et les limites : pas besoin d’y revenir en détails car rien n’a changé dans ce spectacle probe, qui raconte bien l’œuvre, qui la sert avec intelligence et imagination visuelle, passant d’un pont de bateau, à la cale du même bateau et enfin aux dernières traces de ce bateau.

On peut toujours discuter tel ou tel parti-pris dramaturgique mais le rayonnement vocal des protagonistes garantit l’excellence : on retrouve en Tristan Andreas Schager, moins fougueux que l’an dernier mais plus habité de cette indispensable lumière intérieure, moins Siegfried et plus Tristan ; son Isolde est à nouveau la grande soprano finlandaise Camilla Nylund, toujours aussi belle physiquement que vocalement, d’un lyrisme épanoui qui se réalise avec une Liebestod à pleurer, commencée comme dans un rêve, « Mild und leise », murmuré, et s’accomplissant dans un « Höchste Lust » offert comme un aveu. A côté de ces deux soleils, nombre d’étoiles constituent ce ciel superbe, à commencer par la Brangaene de luxe d’Ekaterina Gubanova, d’une beauté vocale charnelle, comme si elle se souvenait de sa Vénus de Tannhäuser ici-même, l’an passé ! De ce point de vue, on déplore que, pour ses fameux appels du deuxième acte, elle soit placée trop loin en arrière-scène, ce qui nuit à la perception de son beau chant ardent… On citera encore l’habitué Günther Groissböck en Roi Marke, toujours juste dans son expression de solitude ou le Kurwenal très accompli de Jordan Shanahan. La baguette de Semyon Bychkov, à l’unisson de la mise en scène, ne prétend pas révolutionner l’écoute de ce Tristan mais la pulsation musicale est toujours là, suivant le récit musical avec une volonté expressive qui donne vraiment à entendre la partition, toute la partition : le public lui en sait gré en l’agrégeant aux applaudissements nourris qui concluent la représentation.

Les Maîtres chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth 2025
Les Maîtres chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth 2025

La nouvelle production de cette édition 2025, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, propose un divertissement de grand luxe – sans, comme pour Tristan, vouloir apporter quelque éclairage renouvelé : après des années de Regietheater pour esprits torturés, on se prend à croire à un retour du bon sens qui fait à nouveau confiance aux œuvres, c’est rafraichissant ! Car ce spectacle – qui est au sens fort un spectacle – est formidablement rythmé et les morceaux de bravoure y sont traités avec un débordement d’idées visuelles époustouflant, inscrites dans le tissu musical de cette grande comédie. Bien sûr, on peut se demander si Les Maîtres chanteurs ne sont qu’une comédie ? Peut-on imaginer Wagner se contentant du show sans creuser un peu mieux la question du combat entre la tradition et la modernité, la question de la transmission en art, celle aussi de la validité des normes, celle de la sincérité en amour, celle de la solitude de l’existence sans amour (Sachs, Beckmesser), sans oublier toutes les questions politiques que pose aussi cet opéra ?... Mais le parti pris d’engager un metteur en scène de comédie musicale très réputé, Matthias Davids, affirme le choix de donner à cette édition un peu de ces couleurs et de ce bonheur que l’époque contredit chaque jour. Alors foin des questions (qu’on retrouvera plus tard) : ne boudons pas notre plaisir tant ce spectacle emporte par une pluie d’idées et même de gags qui se renouvellent sans cesse et offrent des tableaux sidérant de pep !

Difficile de tout détailler tant il se passe toujours quelque chose sur cette scène débordante de vie, de couleurs et de formes (Matthias Davids s’est amusé à inscrire le triangle, le carré et le cercle comme formes matricielles des décors qui se succèdent avec un dynamisme haletant !), réussissant à faire se mouvoir sans heurts la multitude de choristes, figurants et solistes qui se croisent sur la scène. Avec des myriades de clin d’oeil : la salle de l’assemblée des Maîtres ressemble à la salle du Festspielhaus, avec ses piliers et ses lustres en globes ; la prairie du Concours de chant est devenue un plateau d’émission de télé, entre Intervilles ou l’Eurovision, avec une réjouissante kyrielle de Miss (de Miss bretzel à Miss bière ou autre Miss choucroute…). On y voit passer un couple qui ressemble à deux fameux magiciens allemands aux cheveux peroxydés, Siegfried und Roy, vedettes de Las Vegas, mais aussi une brave bavaroise qui ressemble beaucoup à Angela Merkel, une familière de Bayreuth, et puis des lutins à bonnets rouges, tant d’autres personnages, d’un kitsch absolu (symbolisé par une vache gonflable au-dessus de la scène, sorte de « vache qui rit », voire de « Walchkyrie » !...), mais tout cela qui emporte comme une vague – d’autant que tout est mis en scène au millimètre près, chorégraphié même avec un brio de music-hall ! Bref, c’est un moment comme on n’en avait sans doute jamais connu à Bayreuth !

Tout serait seulement divertissant si ce spectacle n’était soutenu par une dimension musicale tout à fait admirable. Chacun des très nombreux chanteurs et chanteuses tient sa partie avec un haut niveau d’exécution vocale tout en jouant avec une virtuosité dont on imagine qu’elle a exigé des semaines de répétitions intensives. Tout comme la précision presque jamais prise en défaut de la direction musicale de Daniele Gatti : le chef italien s’est jeté à corps perdu dans cette aventure folle, distribuant les couleurs en bouquets multiples, même si quelques rares dérapages vite rattrapés dans les innombrables interactions des solistes et des chœurs étaient inévitables, mais soutenant infatigablement les solistes de cette éblouissante parade. Parmi ces solistes, qu’on ne peut encore une fois pas tous citer, il faut saluer l’éblouissante Eva de la suédoise Christina Nilsson, voix dont la lumière intense éclaire tout avec bonheur – en particulier l’exceptionnel Quintette du troisième acte, dont elle est le moteur, qu’on n’a jamais entendu chanté avec autant de ferveur et de beauté, comme un vitrail sublime. Il faut saluer aussi l’ensemble des Maîtres, la puissante cohésion des chœurs, un des atouts maîtres (!) de Bayreuth, le toujours impressionnant Georg Zeppenfeld en Sachs, d’une humanité rayonnante, le Beckmesser particulièrement inventif de Michael Nagy, le David prometteur de Matthias Stier et bien sûr le Walther superlatif de Michael Spyres, qui dépasse l’esprit du chant des Maîtres parce qu’il a au fond du cœur cette beauté qui s’appelle l’amour et qui transcende tout. Un spectacle qu’on n’est pas prêt à oublier !

Alain Duault
Bayreuth, août 2025

Lohengrin au Festival de Bayreuth, du 1er au 9 août 2025
Tristan et Isolde au Festival de Bayreuth, du 3 au 25 août 2025
Les Maîtres chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth du 25 juillet au 22 août 2025

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