Le point de vue d’Alain Duault : Anna Netrebko, la reine d'Il Trovatore aux Chorégies d’Orange

Xl_il-trovatore-choregies-orange-2025-anna-netrebko © Philippe Gromelle / Les Chorégies d'Orange

On venait aux Chorégies d'Orange pour Anna Netrebko et on n’a pas été déçu. Mais on n’a pas eu que le bonheur de retrouver cette voix royale, on a aussi pu voir et entendre un chef-d’œuvre, Le Trouvère de Verdi, dans des conditions qui ont fait rêver plus d’un des quelque 8 000 spectateurs réunis dans le Théâtre antique. En effet, les contraintes financières, on le sait, empêchaient cette année de produire une mise en scène avec décors et costumes. Comme on le connait, Jean-Louis Grinda n’a pas baissé les bras pour autant et il a mis en œuvre un concept qui pourrait faire date. Il disposait d’un lieu magique, le Théâtre antique : il a su en éclairer la pierre blonde pour créer un espace de jeu, il a su agrémenter chaque tableau d’une projection qui donne la couleur mentale de chaque scène. Et il a réellement mis en scène – c’est-à-dire qu’il a dirigé ses acteurs, chœur compris, à tel point que, à maintes reprises, on s’est dit qu’on aimerait parfois qu’une telle « mise en espace » remplace certaines élucubrations de cette Regietheater qui encombre trop souvent les scènes lyriques… Car, que ce soit dans le duo entre Leonora et Luna ou celui entre Leonora et Manrico, les sentiments exprimés sont non seulement clairement perceptibles mais habitent et structurent le chant. Bien sûr, il ne peut être question de proposer tous les opéras selon cette recette mais, alors que la version de concert traditionnelle, chœurs alignés, solistes figés côte à côte, peut être rédhibitoire pour nombre d’ouvrages, cette version « hybride » pourrait de temps à autre alterner avec les versions véritablement mises en scène afin de donner aux théâtres et aux festivals une possibilité de maitriser les coûts de production… Toujours est-il que, pour ce Trouvère orangeois, c’est une réussite. Mais bien évidemment, il faut pour ce faire disposer d’artistes prêts à jouer ce jeu : c’était apparemment le cas avec ceux réunis pour ce spectacle.

Car cette distribution, autour d’Anna Netrebko, s’est montrée le plus souvent d’un haut niveau avec des seconds rôles parfaitement tenus, de la soprano Claire de Monteil en Inès, une des voix lyriques à suivre de la nouvelle génération française, à Grigory Shkarupa, une basse russe de belle tenue en Ferrando. Autre voix russe remarquable, le baryton Aleksei Isaev a fait sensation en comte de Luna : le timbre profond, la fermeté des registres, les couleurs sombres portés par des phrasés énergiques, tout dessine le portrait de ce personnage implacable, en particulier dans son air « Il balen del suo sorriso », justement acclamé. On sera en revanche plus partagée sur l’Azucena de Marie-Nicole Lemieux : on connait l’opulence de sa voix mais est-ce vraiment la voix d’Azucena ? Dès son « Stride la vampa », on comprend que les moires sensuelles du timbre ne correspondent pas à la noirceur du personnage : on sent la braise, on n’est pas brûlé par le feu ! Pourtant, nonobstant un vibrato qui s’est trop élargi et n’aide pas à projeter l’ardeur dramatique, le chant est toujours bien conduit – mais si l’on admire la chanteuse, on n’est pas touché par le personnage. Dans le rôle-titre, le ténor azéri Yusif Eyvazov pose un autre problème : s’il chante avec tout le panache que réclame le rôle de Manrico, n’hésitant jamais à forcer le trait fut-ce au détriment du style, parfois un rien débraillé, pour aller chercher le public (qui répond au quart de tour), le timbre demeure obstinément sec, sans séduction, sans harmoniques. C’est un Manrico plus viril que véritablement amoureux qu’il dessine : il fait de l’effet, il n’émeut pas.

Il Trovatore, Les Chorégies d'Orange 2025 (c) Philippe Gromelle
Il Trovatore, Les Chorégies d'Orange 2025 (c) Philippe Gromelle

Mais tout cela est finalement secondaire tant ce qui emporte tout, ce qui soulève le public tout entier, c’est la Leonora d’Anna Netrebko. Belle dans ses deux robes, la verte vaporeuse de la première partie ou la bleue plus sobre de la seconde, mince, souple dans ses gestes, elle illumine le Théâtre avec de l’or dans la bouche : le soleil se lève avec cette voix au timbre de miel chaud, à la projection intense de quelque manière qu’elle se place, fut-ce au fond de la scène, les yeux débordant de mots secrets que chaque inflexion prodigue à l’infini. D’emblée, au premier acte, elle déploie la beauté radieuse d’un timbre et d’un chant où l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, la longueur du souffle, la délicatesse du phrasé, la subtilité d’un vibrato mené comme des entrechats sur la ligne : l’intensité de son premier air, « Tacea la notte » aux accents si palpables qu’on en est troublé, présage un jardin d’émotions qu’on parcourra avec elle, les oreilles ouvertes jusqu’au cœur. Prudente dans le trio qui conclut le premier acte, elle offre ensuite d’acte en acte un festival de ce que peut le chant, son chant, quand il est ainsi à son apogée. Mais la culmination de cet art au service de la vérité interprétative, c’est au début du quatrième acte qu’Anna Netrebko l’atteint avec cet air qu’elle porte au sublime, « Timor di me » prolongé, sur un orchestre diaphane, par un « D’amor sull’ali rosee » d’anthologie ! C’est avec de tels moments, huit mille personnes retenant leur souffle, les martinets même arrêtant de voler, qu’on comprend que l’opéra, seul, peut offrir des moments de grâce pure. Anna Netrebko est aujourd’hui la reine de cet empire.

On n’aura garde d’oublier la formidable performance de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille dynamisé avec une intensité expressive sans la moindre de ces lourdeurs qui peuvent parfois affecter les interprétations de Verdi, par Jader Bignamini, un chef attentif aux voix, respirant avec elles, chantant même avec elles. Et une phalange chorale unissant les Chœurs des Chorégies et de l’Opéra d’Avignon avec une densité sonore qui semble dynamisée par le fait de jouer.

Des applaudissements sans fin, une standing ovation évidente : ceux qui ont eu la chance d’assister à cette soirée s’en souviendront !

Alain Duault
Orange, 6 juillet 2025

Il Trovatore aux Chorégies d'Orange 2025, le 6 juillet 2025 à 21h30

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